Isabelle Bonté

ZEUGMA 

RÉSUMÉ DU DÉBALLAGE D’ISABELLE BONTÉ DU 06/04/2012

Isabelle Bonté

Après des études de Mathématiques et de Philosophie, Isabelle Bonté s’engage dans des études d’Art à l’ENSBA-Paris. À la suite de ses études, elle commence un parcours de plasticienne. Depuis 2000 elle participe à de nombreuses expositions à Paris et en province et a créé des sculptures monumentales de commandes pour l’espace public (Lille, Marcq en Baroeuil, Bussy St Georges, Colombes, Pantin). En 2005, elle fonde l’association Dédal(l)e, pour placer le lieu de fabrication de l’art au cœur de la cité, en rapport direct avec le citoyen, utilisant les œuvres multimédia comme vecteur de lien social.

Résumé des échanges

L’idée de départ d’Isabelle Bonté pour cette œuvre est née à l’occasion d’un projet d’exposition. En s’appuyant sur le Minyan – qui fait référence, dans le judaïsme, au quorum de dix personnes nécessaire à la récitation des prières, notamment la prière au mort –, elle proposa tout d’abord une œuvre dans laquelle un texte se « complèterait » grâce au regroupement de dix personnes.

En partant de cette idée et après avoir notamment lu Le Fou de Raffi et Zeugma : Mémoire biblique et déluges contemporains de Marc-Alain Ouaknin, elle précise son propos autour du lien qui se crée entre les personnes d’un groupe et qui ainsi, du fait de cette union, ouvre la possibilité d’une construction commune – ici, le texte.

Zeugma, le titre de l’œuvre, est un mot grec qui signifie « l’attelage », « le lien », « le pont ».

L’œuvre est supposée se présenter sur un grand écran en pied. Lorsqu’elle est seule, elle présente des lettres qui tombent et volettent. Au fur et à mesure qu’un groupe se réunit face à l’écran, quel que soit le nombre de personnes, le processus de l’œuvre se développe : ces lettres forment des mots, qui à leur tour constituent des phrases, pour enfin composer un texte. Ce texte sera choisit en fonction du contexte d’exposition de l’œuvre : il prendra sens dans le lieu et face aux personnes qui le fréquentent. Dès lors qu’une ou plusieurs personnes sortent du groupe, s’éloignent de l’écran, l’œuvre se déconstruit.

Seule l’union du public face à l’écran lui permettra la lecture du texte.
Isabelle Bonté espère qu’ainsi le public réuni devant l’œuvre communiquera avec les autres personnes alentour pour les amener toutes face à l’écran, ou les rappeler si elles partent. Le dispositif pouvant en effet distinguer les unes des autres.

La finalité apparente de l’œuvre, c’est-à-dire l’obtention du texte lisible, n’est pas son enjeu premier. Celui-ci réside en fait dans la phase intermédiaire entre le « rien de construit » (les lettres qui voltigent) et le texte construit. Ce qu’Isabelle Bonté souhaite faire expérimenter au public dans cette phase intermédiaire, c’est la question de la constitution d’un groupe et du maintien de sa cohésion.

La volonté de chacun d’entrer dans un groupe, de communiquer et de respecter les normes qui le régissent permettra l’union, la force et la résistance de ce groupe. Selon la pensée qui structure cette œuvre, ce n’est que de cette manière qu’il est possible de réaliser de puissantes et solides constructions.

La notion de cohésion du groupe est ainsi discutée et questionnée dans l’œuvre, rejetant l’individualisme. Cependant, à son extrême, cette cohésion pourrait devenir totale et glisser vers un modèle totalitaire, qui n’est pas le propos d’Isabelle Bonté ni ce qu’elle souhaite faire expérimenter au public.

Au stade de cette présentation, le discours d’Isabelle Bonté porte sur la formation et la cohésion du groupe, qui se réalisent dans le comportement du public : sa cohésion permet la construction de son avenir, sa non-cohésion l’expose à sa destructions, quelle que soit la valeur des individus.

Transcription pdf à télécharger ici

TRANSCIPTION DU DÉBALLAGE D’ISABELLE BONTÉ DU 06/04/2012

Participants
Florent Aziosmanoff, directeur de la création – Le Cube
Isabelle Bonté, plasticienne
Didier Bouchon, directeur technique – Le Cube
Anabela Costa, plasticienne
Isabelle Delatouche, plasticienne
Laetitia Favart, chanteuse, comédienne, plasticienne
Sana Hmouda, enseignante Paris 8
Jean Isnard, plasticien
Tania Legoff, ingénieure et plasticienne
Patrice Masson, plasticien
Sophie Monesi, assistante de recherche pôle création – Le Cube
Mauricio Montecinos, réalisateur, vidéaste, chercheur en Sciences Humaines Clément Fretty, étudiant Paris 8
Emily Aguilar, étudiant Paris 8
Guillaume Bertinet, étudiant Paris 8

Échanges (les parenthèses sont les notes du transcripteur).

Florent Aziosmanoff (F.A.) : Isabelle, pour le dire en quelques mots, est plasticienne. Je l’ai connue à travers ses travaux vidéo. Nous avons tout d’abord réalisé pour elle, deux installations de Living Art basées sur de la vidéo. Aujourd’hui, elle vous présente une réflexion sur un troisième travail.

Isabelle Bonté (I.B.) : Je vais introduire le projet en vous expliquant ce qui m’a donné l’idée de départ et ce pourquoi j’ai voulu le faire.

Il s’agissait avant tout d’une exposition que je souhaitais réaliser autour du décès de ma mère et qui faisait appel à une réalité qui existe dans la pensée juive : le Minyan. Le Minyan requiert dix personnes, dix hommes – on tolère aujourd’hui dix femmes – pour réciter la prière aux morts. Celle-ci ne peut se faire que si ces dix personnes sont réunies.
Mon idée de départ était, simplement, de proposer un texte qui se compléterait par le rassemblement de ces dix personnes. J’expliquerai, par la suite, ce que je veux dire par : « se compléter ».

En partant de cette idée, un travail a été fait pour élargir ce propos et pour faire en sorte que l’on retire la substantifique moelle de ce projet : le lien qui se crée entre des personnes pour construire quelque chose.

Dans un premier temps, je vais vous lire un certain nombre de textes qui ont contribué à la construction de ce projet. Puis, avant de vous donner d’autres explications sur le déroulement de celui-ci, je vous demanderais d’observer des images (des images du projet) et d’essayer d’en percevoir le sens, pour vérifier leur lisibilité.

Le premier texte est la traduction d’un extrait d’un roman arménien Le Fou, de Raffi – Raffi étant arménien. Il s’agit d’une fresque épique qui a eu lieu dans les années 1880. Je vous lis cet extrait :

« Nous autres, Arméniens, portons la malédiction de Dieu inscrite sur notre front, nous détruisons nos maisons de nos propres mains. La désunion, l’absence de solidarité, la jalousie, l’hostilité sont quelques unes des mille plaies qui ont ravagé notre âme et nous en subissons encore aujourd’hui les conséquences. Les Kurdes n’en sont pas responsables. Si nous avions cultivé l’amour et l’entraide, les Kurdes, qui sont stupides et paresseux, n’auraient pas eu de prise sur nous. »

J’ai lu ce livre sur les conseils de Florent et je le remercie encore pour cette rencontre absolument géniale ! C’est un des textes qui m’ont permis d’avancer dans mon propos.

J’en viens maintenant à vous dire, de façon brute, le titre de ce projet. Cela s’appelle Zeugma. La  première fois, ce terme sonne comme un gros mot, on se demande même s’il existe.

Pour vous expliquer celui-ci, je pars d’une autre rencontre avec un autre livre : Zeugma, de Marc-Alain Ouaknin (Zeugma : Mémoire biblique et déluges contemporains, Marc-Alain Ouaknin) – que je vous conseille également – dans lequel est développée cette notion.

D’où vient ce mot « zeugma » ? À l’origine, c’est un mot grec qui veut dire le lien, le pont…

Isabelle Delatouche (I.D.) : L’attelage.

I.B. : Oui, l’attelage, quelque chose qui va faire lien. C’est ensuite devenu une figure de rhétorique. Je vous lis un extrait de ce livre :
« C’est un mot clé qui raconte l’essence du lien, du rapport à l’autre et au monde.  C’est aussi le nom d’une ville. »

D’où la carte (projetée à l’écran), que je vous expliquerai par la suite.

Que signifie ce mot ? Que désigne cette figure de rhétorique ?

Quand je dis : « mon grenier est plein de poussière et de poésie », j’utilise ce que l’on appelle un zeugma. Cette figure de style consiste à ne pas répéter un adjectif ou un verbe exprimé dans une proposition immédiatement voisine. Je vous donne un autre exemple : « un précepte est aride, il le faut embellir ; ennuyeux, l’égayer ; vulgaire, l’ennoblir » (Jacques Delille, L’homme des champs, ou les Géorgiques françaises, 1800).

C’est donc le nom masculin d’une figure de style consistant à lier par la syntaxe deux mots ou groupes de mots, dont un seul se rapproche logiquement du verbe. Cette figure met l’accent sur le lien entre deux mots ou groupes de mots, sur le fait qu’il y ait quelque chose qui tienne ensemble.

F.A. : Quelque chose qui tient ensemble ou que l’on fait tenir ensemble pour cette occasion ?

I.B. : Quelque chose qui tient ensemble pour cette occasion.

F.A. : Donc, des éléments que l’auteur décide de faire tenir ensemble ?

I.B. : Voilà.

F.A. : Comme lorsque tu dis « un grenier plein de poussière et de poésie », « poussière » semble  logique, alors que « poésie » paraît plus surprenant.

I.B. : Oui, exactement. Et ce qui est extraordinaire, c’est que Zeugma est aussi le nom d’une ville qui se situe à l’embouchure de l’Euphrate, représentée par le A (sur la carte projetée). Je ne peux pas agrandir l’image, en tout cas, vous pouvez déjà situer cette ville.

Que lui est-il arrivé ? Dans les années 1980-1990, la Turquie a décidé d’élever un barrage (barrage de Birecik) sur l’Euphrate et a donc noyé cette ville. Or celle-ci est devenue assez célèbre, car les archéologues sont venus à la hâte explorer les magnifiques vestiges, découvert lors de la construction du barrage, et ont pu en retirer entre autre cette mosaïque assez célèbre que l’on visite en Turquie :« La gitane » de Zeugma (image de la mosaïque projetée).

F.A. : Le mont Ararat se situe maintenant en Turquie, n’est-ce pas ?

I.B. : Oui. Ce qui est intéressant, c’est que Zeugma, qui est donc le nom d’une cité antique, se trouve proche du mont Ararat, où aurait atterrit l’arche de Noé. Aujourd’hui, Zeugma ne se visite pas, puisque la ville est engloutie par le barrage, par les flots. Il y a donc eu, en quelque sorte, également un déluge à Zeugma.

En tout cas, ce territoire correspond à la naissance du peuple biblique qui est si important pour les Arméniens, peuple qui se dit le premier véritable peuple chrétien.

Vous avez maintenant le titre de l’œuvre Zeugma. A présent, je vais vous montrer quelques images. Sans rien en dire moi-même, je voudrais si possible avoir un retour de votre part, pour savoir si ces images vous permettent de comprendre le projet.

(Projection des images du projet : quatre images clés du déroulement du dispositif)

Je vous écoute !

I.D. : C’est très clair. Nous voyons des lettres, puis des mots qui ensuite s’assemblent en phrases, en fonction du nombre de personnes qui sont devant l’écran. Cela finit par construire un texte lorsqu’il y a assez de monde. C’est ce que je vois en tout cas.

Mauricio Montecinos (M.M.) : C’est exactement ce que je vois.

Participante 1 : C’est ce que je vois également, grâce à ce dont tu nous as parlé au début.

I.B. : Si je n’avais pas expliqué précédemment ces différentes choses, ces images n’auraient pas été compréhensibles ?

Plusieurs personnes : Si.

Participante 1: Ce que tu as dit sur le lien dans le rite funéraire, le Minyan, ce lien qui se créer grâce au dix personnes pour construire quelque chose, m’a aidée.

M.M. : C’est amusant parce qu’en ce qui me concerne, je l’avais oublié. Dans la représentation que tu en fais, on voit une accumulation de personnes et c’est seulement ensuite que l’on repense au fait que tu aies parlé du Minyan.

I.B. : Cela part effectivement du principe qu’un nombre de personnes conséquent va pouvoir construire le texte. C’est pourquoi il se passe des choses à l’écran chaque fois qu’il y a davantage de personnes qui s’approchent de celui-ci, qui le regardent.

Au départ, si seulement une personne ou deux regardent l’écran, des lettres s’affichent. D’où la pluie de lettres que vous avez en haut à gauche (sur l’image projetée).

Puis, en haut à droite arrivent d’autres personnes devant l’écran. À ce moment là, ce sont des mots, une pluie de mots, qui vont s’accumuler sur l’écran.

En bas à gauche, ces mots, qui tombent toujours, commencent à former quelques phrases. Cependant, le tout manque de sens : certaines phrases sont coupées, d’autres superposées, etc. Un jeu graphique se forme autour de ces phrases, pour mettre en évidence le fait que nous ne sommes pas encore dans quelque chose de construit.

C’est à partir du moment où un nombre suffisant de personnes regarde l’écran, que le texte complet peut s’afficher.

Le propos de cette œuvre est de témoigner qu’à plusieurs, on construit. Un processus peut démarrer

avec une ou quelques personnes qui regardent l’écran. En revanche, pour construire, en l’occurrence ici un texte, c’est l’union d’un grand nombre de personnes devant l’écran qui le permettra.

Un ensemble de personnes peut changer le monde. Telle est la pensée qui structure cette pièce.

I.D. : Quel est ce texte ?

I.B. : Pour l’instant, il n’est pas défini. Il sera choisi en fonction du contexte dans lequel l’œuvre sera exposée. Je n’ai pas d’exemple en tête.

Il est important que ce soit un texte que le public ait envie de lire, un texte qui éveille la curiosité. Les mots, puis les phrases qui vont apparaître, doivent déjà susciter l’intérêt et la curiosité. En tout cas, ce sera un texte qui prendra sens et fera lien avec le lieu, le contexte dans lequel l’installation sera montrée.

Participante 1 : Le texte défilera-t-il également ?

I.B. : Oui, a priori il défilera. Cela dit, il ne sera pas forcément limité à un nombre de lignes. Cela pourra être un texte qui défilera à partir du moment où…

Participante 1 : Comment défilera-t-il ? Dans l’autre sens ? En pluie ?

I.B. : À partir du moment où le nombre de personnes sera suffisant et qu’ils seront unis devant l’écran, le texte pourra très bien s’élever pour être lu, se dérouler pour être lu.

F.A. : C’est intéressant!

I.B. : De savoir s’il va continuer à tomber ou bien…

F.A. : Formellement, il est intéressant que ce ne soit que lorsque l’on a réussi à donner du sens à tout cela, qu’enfin le texte s’élève. La métaphore est intéressante sur le plan strictement formel.

Participant 1 : Il me semble important qu’il n’y ait pas trop de texte, pour que cela reste lisible.

I.B. : Que se passe-t-il si les personnes quittent l’écran ? Il faut qu’il se passe quelque chose. C’est pourquoi, quand les personnes quittent l’écran, de nouveau le texte perd de sa lisibilité, de sa  visibilité, sans pour autant que ce soit ludique. Cela doit être un juste compromis.

En effet, je pense que si l’installation devient trop ludique, les personnes vont s’amuser à quitter l’écran. Or mon but premier, c’est qu’elles réussissent à construire ce texte. Si elles quittent l’écran, on perd donc la lisibilité, le sens. Il me semble vraiment important d’éviter de provoquer de l’amusement lié au fait qu’elles s’éloignent de l’œuvre.

M.M. : Ou il faudrait les contraindre à réagir en fonction de ce que tu recherches. Par exemple, tu peux afficher un texte plus petit, ce qui va les obliger à se rapprocher et à être plus unis.

I.B. : Oui, c’est intéressant. Par conséquent, cela les obligera à se rapprocher de nouveau, encore plus…

M.M. : Si tu as les dix personnes dont tu as besoin, le texte sera à une certaine distance et à une certaine dimension. Plus elles seront nombreuses, plus elles seront unies, plus ce texte deviendra lisible, si tu les obliges à se maintenir ensemble pour faciliter la lecture du texte.

Participant 2 : La typographie, ici, ne me semble pas tellement plaisante. Peut-être faudrait-il que le texte soit plus affectif, qu’il ne soit pas juridique. Il y a peut-être quelque chose à trouver!

I.B. : Il est clair qu’il ne sera pas juridique !

Participant 2 : Il serait peut-être préférable d’avoir un texte moins lisible qui soit joli, plutôt qu’un texte très lisible qui ne soit pas attrayant.

I.B. : Je ne sais pas! En tout cas, il doit être en lien avec le contexte dans lequel l’œuvre est montrée. Affectif, oui, au sens où si c’est un texte froid à lire, le public quittera vite l’écran.

Participant 2 : Il faudrait même que le texte soit vivant.

(Arrivée des étudiants de Paris-VIII, ATI)

F.A. : Je ne sais plus exactement si, lorsque vous êtes arrivés, Isabelle avait déjà expliqué que les quatre écrans, que vous voyez, étaient les quatre stades clés du dispositif. Isabelle, peux-tu simplement reprendre ce point pour qu’ils puissent nous rejoindre dans la discussion ?

I.B. : Nous pourrions les interroger pour savoir ce qu’ils ressentent à partir de ces quatre images, puisqu’ils sont arrivés après l’explication.

F.A. : Il faut vous imaginer que c’est un dispositif dynamique et non un diaporama de quatre diapositives à juger. Il s’agit en réalité d’une installation qui réagit face au comportement du public.

I.B. : J’ai souhaiterais vous remontrer les quatre stades de l’œuvre un à un, pour que vous me disiez ce que cela vous évoque, ce qui se passe à votre avis.

(Projection des diapositives)

Voici donc le premier stade, le deuxième, le troisième et le quatrième. Les quatre réunis sont ici.

À votre avis, que se passe-t-il ?

Étudiant 1 : En fait, nous sommes arrivés pendant l’explication de l’apparition progressive du texte. Nous savons donc que le texte se compose en fonction des personnes qui arrivent devant l’écran.

I.B. : D’accord. Nous en étions donc à la question d’un texte vivant.

Participant 2 : Lorsque j’évoquais le fait que le texte soit vivant, ma question portait sur la possibilité qu’un adjectif, par exemple, puisse s’ajouter, se déplacer!

I.B. : C’est-à-dire qu’il y ait encore des choses mouvantes une fois le texte construit ?

Participant 2 : Oui, que l’on sente que le texte peut continuer à s’enrichir.

I.B. : Pourquoi continuerait-il à s’enrichir ? Le propos, en effet, est qu’à partir d’un certain nombre de personnes présentes devant l’écran, le texte soit lisible.

Qu’est-ce qui pourrait être à l’origine du fait que le texte évolue encore ? Ce ne sera pas le nombre de personnes, puisque nous l’avons déjà.

Ce qui pourrait provoquer une nouvelle évolution du texte, ce serait plutôt le fait que des personnes s’en aillent : cela provoquerait des trous dans le texte, par exemple. De ce fait, les personnes présentes demanderaient à celles qui commencent à s’éloigner de revenir, parce qu’elles n’arrivent plus à lire ce qui est écrit sur l’écran.

M.M. : Dans ce cas, serait-ce un retour dans le sens inverse de ce qui vient d’être construit ? Ou serait-ce un état de l’œuvre différent de ce qu’il y avait au début ?

I.B. : Un état différent. On ne fait pas de retours en arrière parce que quelque chose a déjà été construit. Cependant, se produit…

F.A. : … une déconstruction, comme quelque chose qui se dégrade.

Participant 2 : Je dis cela par rapport à ce que tu as dit au début. Quand un adjectif est mis à côté d’un mot, par exemple, ton texte peut alors s’enrichir continuellement. Il n’est pas figé.

F.A. : Si c’est le texte d’un auteur qui se déroule, comme un extrait du Fou de Raffi, nous sommes confrontés à un extrait du Fou de Raffi.

La question de savoir jusqu’où ce texte peut être dynamique est, j’imagine, une question ouverte. Cela suppose un travail très sophistiqué d’élaboration de moteur sémantique.

M.M. : Il serait peut-être possible de trouver une sorte d’évolution, de transformation du texte, lors de sa déconstruction. Quelqu’un part, plusieurs personnes partent et cela tombe en dessous du seuil critique du nombre de personnes nécessaires. Dès lors, un adjectif ou un verbe s’en va, ce qui commence à transformer le texte et éventuellement à le pervertir. Pourquoi pas ?

I.B. : Oui, tout à fait !

Didier Bouchon (D.B.) : Il y a déjà une phase vivante dans la construction. Sans parler d’adjectifs ou de choses de ce genre, tu parlais des liens, des zeugmas! Par rapport à la façon dont le texte se construit, dont les mots et les phrases se mettent en place, y’a-t-il des façons particulières de le faire, c’est-à-dire des liens qui se créent à ce moment-là ? Des zeugmas dans la construction même du texte ?

I.B. : Je n’ai pas compris.

D.B. : Des liens, des zeugmas entre chaque mot, chaque bout de phrase, dans la façon dont le texte s’assemble.

F.A. : La question de Didier porte sur le fait que nous passons d’un système sémiotique, premier état, à un système d’arrivée qui est totalement sémantique.

Ce qui est intéressant, c’est qu’il existe une phase intermédiaire, celle que tu pointes Didier : quand le sémantique commence à nourrir, à investir le sémiotique. Il se produit alors tout un jeu d’élaboration du discours qui sera probablement dynamique.

I.B. : Je pense que la construction de cette phase intermédiaire se fera également en fonction du contexte de l’exposition de l’oeuvre.

Pour l’instant, pour ce qui est d’en trouver une forme, je ne sais pas, puisque ce sont des bouts de sens qui vont être distribués, en quelque sorte. C’est donc en fonction du texte qui aura été choisi, que ces bouts de sens vont être élaborés et assemblés.

Le lien entre les deux premières images et la dernière (des quatre images clés du projet projetées) ne pourra se faire que lorsque le texte à travailler sera défini. Nous réfléchirons alors à la façon dont cette phase intermédiaire prendra sens.

I.D. : Et pourquoi as-tu donné le titre Zeugme et pas Minyan ?

I.B. : Zeugma.

I.D. : En français « zeugme » se dit aussi.

I.B. : Soit. Parce que le Minyan n’est que l’une des applications de ce dispositif – j’en ai parlé tout à l’heure –, tandis que « zeugma » est plus large. « Zeugma » élargit le propos au fait qu’un groupe construit un texte.

I.D. : Je pense que cela le réduit. C’est très particulier puisque j’ai fait de la linguistique, des études de lettres, et, pour moi, le zeugme ou zeugma est vraiment le rapprochement entre deux parties ou deux éléments.

C’est pour cela que j’ai précisé précédemment que le terme en grec signifie « attelage » : c’est ce que l’on mettait sur la tête des bœufs pour les faire avancer. Il y a donc une dualité qui n’est pas présente dans cette installation. Cela dit, je pense que la majorité des gens ne verront pas du tout les choses comme cela !

I.B. : Je voyais cela comme un pont, un lien, et je ne le concevais aucunement comme une dualité.

I.D. : En fait, c’est un lien qui rassemble des choses qui, normalement, ne devraient pas coexister.

I.B. : Cela rassemble et pas nécessairement deux mots ou deux groupes de mots, pas forcément en termes de dualité. Cela rassemble de façon plus large.

Participante 1 : Dans la figure de style, il s’agit toujours de deux éléments qui sont reliés par un zeugme.

I.B. : Non, non, cela peut être un groupe de mots. C’est beaucoup plus large que cela.

I.D. : C’est tout de même deux mots…

I.B. : Pas forcément.

I.D. : Je vérifierai. Il me semble que dans l’usage, c’est toujours de cette façon que le mot s’emploie.

I.B. : Dans l’usage courant, c’est l’histoire du grenier.

I.D. : C’est l’exemple : « Vêtu de probité candide et de lin blanc » (Victor Hugo, Booz endormi).

I.B. : Oui, voilà. J’ai plutôt connaissance de choses plus larges, de groupes de mot. Je n’ai pas d’exemple en tête!

I.D. : Cela dit, c’est anecdotique !

I.B. : Non, non ! Ce n’est pas anecdotique, parce qu’un titre dit beaucoup de choses. J’ai eu du mal…

F.A. : Effectivement, Isabelle. Dans la suite de ta réflexion, il faudra tenir compte de cette notion de deux, car la présence de deux éléments rassemblés crée une opposition.

I.B. : Cela peut, en effet.

F.A. : D’une façon générale, l’opposition est assimilée au fait d’évoquer deux choses distinctes assemblées ensemble. Ce n’est pas comme un groupe. Un groupe est une seule chose. Deux choses, ce sont deux choses qui peuvent s’opposer. Je pense qu’il est intéressant de réfléchir à cette notion.

Je voudrais vous faire part, et je ne change pas de sujet puisque c’est lié avec ce que nous disons, des réflexions que l’on a eues avec Isabelle sur la constitution du groupe. Dans nos discussions, nous avons beaucoup questionné cela. Par exemple, pourquoi en prenant appui au départ sur le Minyan, dix personnes étaient nécessaires ?

Ma question à Isabelle était : comment cela va-t-il fonctionner quand on sera dans un milieu ouvert ? Non pas lorsque l’on est dans un musée, où l’on constitue des groupes de dix personnes, par exemple, et l’on observe si elles se rassemblent ou non.

Nous nous situons dans un milieu ouvert, avec un nombre indéfini de personnes. Alors, une certaine qualité d’être du public va permettre à l’œuvre d’élaborer son discours, tandis que d’autres qualités d’être du public feront que l’installation restera à un stade plus indigent, en tout cas, les personnes présentes ne permettront pas d’aboutir à son élaboration.

Il nous est donc apparu que la question de la constitution du groupe – il sera intéressant de voir, Isabelle, ce que tu en dis avec le recul – ne devait pas être une construction en valeur absolue, comme dix personnes, mais que cela soit une considération en valeur relative. Autrement dit, les personnes présentes, sont-elles capables de se réunir, de collaborer ensemble pour construire à un moment donné quelque chose qui sera solide, à savoir ici, le texte constitué ?

Dès lors, la question que cela pose, c’est de savoir si le modèle que tu veux proposer est un modèle – utilisons un mot un peu fort – totalitaire, dans lequel aucune tête ne dépasse, ou si c’est un modèle où le système peut tolérer certaines différences au sein de la cohésion du groupe ?

I.B. : J’envisage plutôt un pourcentage maximum.

F.A. : Il pourrait y avoir une ou deux personnes!

I.B. : Oui, et je parierais que ces une ou deux personnes viendraient par curiosité.

Je pense plutôt à un pourcentage de personnes : plutôt la majorité, que la totalité. En effet, un groupe humain se construit plutôt sur une majorité que sur une totalité, sinon nous sommes dans une autre dynamique.

F.A. : Ce qui est intéressant dans un dispositif de ce genre, c’est que tu peux faire apparaître sa fragilité dans ses extrêmes. C’est-à-dire, d’une part, faire passer le message que si chaque personne du groupe fonctionne individuellement face au dispositif, rien ne se construit. D’autre part, à l’inverse, si le groupe ne marche que d’un seul pas, cela fragilisera peut-être l’ensemble au bout d’un certain temps.

I.B. : Il y a en effet un juste milieu à trouver.

F.A. : Finalement, ce sont ceux qui accepteront de ressortir du groupe, d’y rentrer de nouveau, d’en ressortir et d’y rentrer encore, qui feront respirer l’opinion majoritaire et permettront que le résultat reste solide.

I.B. : Sans forcément extrapoler, je pense que ce qui est d’autant plus intéressant, c’est que l’œuvre, dans l’expérience de la constitution du groupe qu’elle propose, nous situe entre l’individualisme et le totalitarisme.

Il s’agit donc de trouver un juste milieu entre les deux et, par conséquent, de faire passer l’idée que les extrêmes ne permettent pas non plus une construction.

Étudiant 2 : Par rapport à cela – je ne veux pas tomber dans le brainstorming –, l’idée de l’installation, c’est que tout le monde, que cela représente dix ou vingt personnes, puisse voir la finalité du texte, que n’importe qui puisse voir à la fin le texte complètement construit.

I.B. : N’importe qui, qui aura participé à la construction du texte.

Étudiant 2 : Donc, il faut forcément qu’il y ait de plus en plus de monde. Par exemple, deux ou trois personnes arrivent devant l’installation, voient un texte qui commence à se construire, vont rester là et essayer de faire venir d’autres personnes pour que le texte continue à se construire.

I.B. : Voilà, c’est le but : faire en sorte qu’elles aillent se chercher pour se placer devant l’écran, pour produire cette construction.

Cependant, s’il reste un ou deux réfractaires, cela n’empêche pas un groupe de se construire non plus.

Étudiant 2 : Justement, peut-être faudrait-il réfléchir à une façon de le faire, afin qu’aucun ne soit pénalisé.

Par exemple, deux ou trois personnes vont arriver et permettrent de construire quelque chose à une certaine vitesse. Puis, le dispositif s’adaptera. S’il y a une personne qui arrive en plus, alors cela avancera un peu plus vite. De la même façon, si un groupe de dix personnes arrive d’un seul coup, cela avancera alors un tout peu plus vite, sans pour autant que ce soit vraiment plus rapide que s’ils étaient trois.

I.B. : Je pense que ce qui compte, c’est le nombre de personnes qui sont dans la salle. Si elles sont trois, elles seront trois à construire le texte. Effectivement, le processus sera peut-être un petit peu plus lent.

Si elles sont cinquante, ce sera la même chose, elles seront cinquante à construire le texte. Ceux qui ne sont que trois ne seront pas pénalisés. Ils auront tout de même un texte qui se construit, même si c’est d’une façon beaucoup plus lente.

I.D. : Cela veut dire que ce n’est pas le nombre de personne qui compte à ce moment-là, c’est bien la cohérence, la coordination entre les personnes.

F.A. : Le temps de cohésion du groupe, pourrions-nous dire.

M.M. : Tu peux alors donner une répercussion de la concentration de personnes sur le texte. Par exemple, en variant sa taille, si le groupe réuni est importante.

I.B. : Comme tu le disais tout à l’heure, c’est-à-dire en modifiant la lecture lorsque les personnes se rapprochent, en diminuant le texte par exemple.

M.M. : Oui. Lorsqu’il y a deux personnes et qu’elles sont ensemble, quoi qu’il en soit, elles pourront lire le texte. En revanche, s’il y en a dix, le texte sera beaucoup plus important, ou sera modifié en quelque autre sens.

I.B. : En tout cas, on peut effectivement jouer sur la lisibilité.

D.B. : Il faut que ces personnes s’entendent pour pouvoir le lire, qu’elles établissent un tour de rôle, qu’elles ne se battent pas !

I.B. : Effectivement, pour donner l’idée de la cohésion d’un groupe, on peut recourir à cette idée d’un texte qui rétrécit : d’être obligé de se situer vraiment face à l’écran pour pouvoir le lire.

M.M. : Au bout d’un moment, cela devient également un obstacle dans la mesure où, plus il y aura de gens, moins le texte sera lisible s’il est plus petit.

Cela rejoint donc ce que disait Florent par rapport à la constitution du groupe. C’est-à-dire, une personne est insuffisante à la construction du texte et plus il y’en a, mieux le dispositif est capable d’élaborer le discours. Puis, s’il y en a trop et qu’ils marchent tous du même pas, cela devient de nouveau un obstacle.

Donc, si avoir un tout petit texte fait en sorte que le groupe éclate, c’est parfait, tu as rejoint ton objectif.

F.A. : Ce qui est intéressant dans cette installation, c’est qu’elle explore très bien notre réflexion sur le Living Art, qui dit que les enjeux de discours de l’auteur sont réalisés, non pas dans la forme et le comportement de la pièce, mais dans le comportement du public.

Pour simplifier, l’enjeu de discours dans cette installation, c’est que la cohésion d’un groupe permet la construction de son avenir, alors que sa non cohésion l’expose à sa destruction, quelles que soient les qualités des valeurs individuelles.

Il est important d’avoir conscience de cela pour amener les uns et les autres à être responsables, non seulement de son propre comportement, mais également du fait que les autres adoptent ce comportement-là. Quand Isabelle, tout à l’heure, a évoqué le fait que certaines personnes puissent en appeler d’autres pour leur proposer de se rassembler, c’est exactement ce qui nous intéresse : c’est ce que l’on veut faire expérimenter au public. Ce n’est pas le fait qu’elles obtiennent le texte en récompense.

D’une certaine manière, une fois que le texte est là, c’est un peu comme dans les contes de fée, où l’on raconte, en un clin d’œil, la vie qui se déroule ensuite par la formule : « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfant», c’est-à-dire en une demi phrase les cinquante ans qui suivent. Effectivement, le texte présenté doit être intéressant. Cependant, c’est tout ce travail qui avance à l’intérieur du groupe pour expérimenter la question de la cohésion qui nous importe.

Étudiant 2 : Vous pouvez éventuellement, en fonction du nombre de personnes qui arrivent face à l’écran, proposer un texte, comme disait monsieur (Mauricio Montecinos), dont la taille varie. Ce qui fera autant de challenges – je vois cela de manière un peu ludique – pour tel ou tel groupe de demander à quelques personnes de venir pour le compléter et pourquoi pas, continuer la modification de la lecture du texte par la suite! Par exemple, on peut imaginer que si les personnes se déplacent plus d’un côté que de l’autre, cela va changer certains mots, qui vont à leur tour changer le sens!

I.B. : Ah oui ! Déformer la typographie en fonction de l’endroit où les gens vont se déplacer ?

Étudiant 2 : La typographie ou même les mots. Par exemple, changer des mots par d’autres…

I.B. : Là, c’est peut-être encore autre chose. Changer le texte en fonction de l’endroit où les gens se placent, que ce soit à droite ou à gauche de l’écran, n’est pas le propos numéro un. Ce qui nous importe vraiment, c’est la formation du groupe.

D.B. : Je me demande, en me mettant à la place des personnes devant l’installation et qui suivent son déroulement, comment vont-elles être amenées à comprendre qu’elles doivent se regrouper ? Et vont- elles le comprendre tout simplement ?

I.B. : Je parie sur le fait qu’elles s’en rendent compte par elles-mêmes. C’est-à-dire qu’en étant face à l’écran et en voyant les autres personnes arriver, elles s’aperçoivent que cela modifie l’installation.

Toute arrivée d’une personne supplémentaire va forcément changer quelque chose sur l’écran. Donc, de façon empirique, elles comprendront que la notion de personne supplémentaire ajoute quelque chose au processus de l’œuvre.

D.B. : Donc, l’importance, c’est de ressentir l’arrivée d’une ou plusieurs personnes. Ce n’est pas, par exemple nous en parlions tout à l’heure, une accélération plus ou moins rapide du processus de construction du texte difficile à saisir pour le public. Il faut qu’un événement discernable à l’écran se produise en relation avec une arrivée supplémentaire.

I.B. : Oui. Cela peut-être une partie d’une phrase qui surgit immédiatement en réponse à l’arrivée de quelqu’un.

Sana Hmouda (S.H.) : J’ai juste une petite question à propos de ce que vous avez dit tout à l’heure. À propos de « zeugma », vous avez parlé de dualisme.

Or il semble que l’expérience évoque plutôt une complémentarité qu’une dichotomie ou une opposition des individus. « Zeugma » relève alors davantage de l’ordre de la complémentarité que de l’opposition, du dualisme ou de la contradiction.

I.B. : En littérature « zeugma » signifie : « raconter, souligner, offrir des mots pour faire entendre ce que signifie faire tenir ensemble». C’est bien cela qu’exprime «zeugma»: «ensemble, c’est tout » ou « ensemble, malgré tout ».

Lorsque ce sont deux termes qui sont rapprochés, cette notion de dualité existe. Dès lors que l’on peut faire un rapprochement de plus de deux mots, la dualité n’est plus essentielle.

Nous nous sommes limités dans l’exemple du grenier à rapprocher deux mots. De la même façon, nous aurions pu établir une suite de mots qui viennent faire lien par rapport à ce grenier. Il s’agit essentiellement de « faire tenir ensemble », avec des petits mots tels que « et ». « Zeugma » va plus loin que cette notion de dualité. Même si l’origine demeure l’attelage de deux bœufs, ce terme a pris un sens beaucoup plus large.

I.D. : En philosophie, le concept a été étiré.

Étudiante 1 : L’installation ne présente aucune indication écrite qui permettrait de savoir comment cela fonctionne ?

I.B. : Non.

Étudiante 1 : Je pose cette question car j’ai déjà eu l’expérience d’œuvres un peu comme celle-ci, interactives, numériques ou non. Avant d’en venir au fait, j’imagine que vous allez l’exposer par la suite ?

I.B. : Oui.

Étudiante 1 : J’ai donc juste une petite remarque. Il me semble que la grande difficulté de ce genre d’œuvre, c’est qu’elle ne tombe jamais en panne…

Cela m’est arrivé justement. Nous étions dans une pièce face à une installation qui devait être sonore et lumineuse, nous attendions que d’autres personnes viennent afin d’actionner l’œuvre. Le fait est que, même si nous avions réussi à amener beaucoup de monde dans la pièce, l’œuvre ne fonctionnait pas.

Personne ne nous avait expliqué qu’elle ne fonctionnait plus ! Nous nous sentions à la fois un peu bêtes et un peu frustrés de ne pouvoir voir le résultat final.

I.B. : C’est vrai que c’est important. Ce sont des œuvres fragiles qu’il faut donc nécessairement surveiller quand elles sont exposées.

D.B. : Dans le cas de cette installation, Zeugma, il y a toujours quelque chose qui bouge normalement ?

I.B. : Oui, à condition que les gens regardent l’écran.

D.B. : Donc si cela ne bouge pas, on peut alors se dire que l’œuvre est en panne ?

I.B. : On pourrait même imaginer que la pluie de lettres tombe en continu, c’est-à-dire que le mouvement de la première image ne s‘interrompt jamais, et que, dès qu’une personne surgit, quelque chose se passe.

Étudiante 1: Était-ce intentionnel, était-ce un choix artistique de votre part de le faire numériquement ?

I.B. : Oui, en l’occurrence.

F.A. : Comment pourrait-on s’y prendre autrement ?

Étudiante 1 : Je me rappelle d’un artiste, brésilien me semble-t-il, qui propose un discours semblable, à savoir que, lorsque nous sommes ensemble, nous construisons quelque chose. Dans son cas également, l’œuvre vit grâce au fait que des personnes se réunissent.

L’œuvre qu’il avait proposé était une pièce qui contenait un puzzle immense avec des millions de morceaux. Pour composer ce puzzle, le public était amené à échanger entre eux. En plus de cela, non loin de l’œuvre, il y avait une autre pièce où celui-ci pouvait faire la cuisine.

Il s’agissait donc de cuisiner, d’échanger, de passer un moment ensemble et en même temps de construire ce puzzle. L’idée de se rassembler tous ensemble pour faire quelque chose était peut-être plus importante.

F.A. : Cette exposition devait être accompagnée de médiation, non ? S’il fallait faire de la cuisine, composer un puzzle, j’imagine que des personnes étaient là pour guider et orienter le public.

Étudiante 1 : Non, non, pas du tout. Le but était, en quelque sorte, de créer une scène de vie.

I.B. : Il va d’ailleurs bientôt se tenir une exposition de ce genre au Grand Palais, organisée par le Palais de Tokyo. Le public pourra venir partager une soupe préparée et offerte par l’artiste.  (Performance de Rirkrit Tiravanija, Soup/No Soup, 07-08/04/2012)

Dans le cas de Zeugma, l’intérêt se situe bien plus dans le déplacement du groupe face à l’écran qui permettra cette construction commune du texte. De plus, un texte exprime autre chose que les pièces d’un puzzle – même si l’on retrouve un peu l’idée du puzzle ici. La dimension du texte est importante,son sens l’est tout autant.

F.A. : Je voudrais dire quelque chose de complémentaire à propos de la nature de l’œuvre. Pour expliquer le choix précisément de ce type de dispositif, je vais me montrer un peu caricatural dans l’exemple que je vais prendre et dans l’évocation des réactions supposées.

Si nous prenons l’exemple des ustensiles de cuisine disposés sur une table pour que nous puissions cuisiner, des pièces de puzzle pour que nous puissions composer ce puzzle : il y a comme on dit une affordance de cette situation. Ce que l’on a normalement envie de faire dans cette situation, c’est de se faire à manger et de composer le puzzle, ainsi on aura passé un moment agréable dans le groupe.

Une autre situation est possible, comme le fait que les gens commencent une bagarre de nourriture, s’entraînent au lancer de couteaux avec l’argenterie, puis brûlent le puzzle pour se réchauffer! Ils peuvent semer le chaos et il se peut même que l’artiste trouve cela intéressant. Ici, ce que l’on aura activé, c’est la créativité, le sentiment de liberté du public, par exemple.

Dans un dispositif comme Zeugma, une seule chose fonctionne : c’est l’enjeu de discours. Cette donnée ne peut échapper à l’auteur. Le public peut penser ce qu’il veut, le vecteur de réaction du dispositif est orienté d’une seule façon, avec des valeurs d’un côté et de l’autre. Ces valeurs ne sont pas univoques – nous le voyons -, elles sont dialectiques.

Quoi qu’il en soit, nous sommes dans un certain système de valeurs. Et quoi que fasse le public, l’auteur peut alors évaluer deux choses : d’une part, il évalue que ces personnes étaient dans une cohésion qui permettait de construire quelque chose, d’autre part, il évalue qu’elles n’étaient pas dans la cohésion et exposaient le dispositif à sa déconstruction.

Étudiante 1 : Ce que je voulais dire, c’est que dans une œuvre comme celle que je citais, il y a une prise de risques bien plus importante que dans le dispositif dont nous parlons ici.

F.A. : Parce que je pense, effectivement, que l’auteur ne s’intéresse pas à la même chose. Zeugma n’est pas un exercice de créativité pour le public. L’auteur, ici, a quelque chose de précis à dire au public, une seule chose très précise et qui ne supporte pas le fait que les spectateurs aillent n’importe où.

C’est très librement interprété par chaque spectateur dans son histoire, sa culture. Il n’y aura certainement pas deux personnes qui décriront la même émotion devant cette œuvre. En revanche, ce qui est dit est extrêmement orienté.

Si l’on décide de faire des exercices de créativité pour le public ou de travailler d’autres choses différemment, nous le pouvons, tout est possible bien entendu. Puisque tu posais la question du choix, ici, ce que permet ce dispositif, c’est d’avoir un discours très orienté, très maîtrisé, dans une situation extrêmement libre, totalement ouverte.

Étudiante 1 : Une dernière petite question. Une fois le processus de l’œuvre accomplit, le texte lisible apparu, conserverez-vous vos textes ? Ou est-ce que cela sera juste transitoire ?

I.B. : Transitoire, tant que le groupe est là. À un moment donné, le texte sera lu.Si des gens souhaitent garder le texte! Je ne sais pas encore s’il faut laisser une trace quelque part. Peut-être pourrait-on le faire au moyen d’une capture d’écran… Il faut y réfléchir.

Étudiante 1 : Cela peut être une idée de réflexion sur l’impact que l’expérience de l’installation aura laissé sur les spectateurs.

Pourront-ils conserver un exemplaire du texte ? Ou le texte qu’ils auront lu, sera-t-il l’unique exemplaire de ce texte ? Ou encore, à l’inverse, figurera-t-il dans les manuels d’art et ne sera-t-il plus dès lors un secret pour personne ? L’impact du texte ne sera donc pas le même, il sera planétaire, ouvert à tous. Ou bien sera-t-il juste divulgué, comme vous l’avez dit, de manière transitoire, auquel cas seules quelques personnes s’en souviendront ?

I.B. : Je pense qu’il y a en outre deux enjeux. Certes, il y a l’objet que l’on a obtenu, la lecture du texte est un élément important. Cependant, il y a tout ce qui s’est passé entre temps, c’est-à-dire toute la construction, tout le mouvement de groupe que cela a permis.

C’est peut-être cela surtout qu’il sera important de retenir de l’œuvre. Pour toute cette étape transitoire, il n’y aura pas de saisie d’écran.

Participante 2 : N’as-tu pas l’impression que si cela fonctionne avec deux personnes, tu dénatures un peu ton message ? Si le texte se construit avec deux personnes, alors qu’il en faut au minimum dix normalement!

I.B. : Dans un Minyan, oui, il en faut dix. Avec Zeugma, je suis au-delà de ce que le Minyan voudrait exprimer.

Participante 2 : Si cela fonctionne à deux, le propos n’est-il pas un peu dénaturé ? Une cohésion à deux, c’est un couple, cela a donc quelque chose de très privé.

I.B. : Oui, il faudrait qu’il y ait un minimum de personnes nécessaire, obligatoire, pour qu’il se passe quelque chose d’intéressant. A deux, on a seulement le tout début de quelque chose. En même temps, on punit ceux qui ne sont que deux…

Participante 2 : C’est peut-être élitiste, mais, au moins, cela donne vraiment un enjeu. J’ai l’impression qu’avec un minimum de dix personnes, c’est bien plus fort que si cela fonctionne avec seulement deux personnes.

M.M. : Cela rejoindrait l’idée première d’une quantité minimale de dix personnes pour réciter cette prière-là, le Minyan, et pas une autre.

D.B. : Il y a tout de même un problème de déroulement. Je m’explique. S’il y a deux personnes et que le texte se construit, puis finalement, d’autres personnes arrivent! Alors, le texte étant déjà constitué, que se passe-t-il ?

Il semble donc intéressant que le dispositif requière, par exemple, un minimum de dix personnes pour la construction du texte. Le fait que ce soit un peu élitiste n’est pas mauvais. De plus, si l’installation existe sur un temps d’exposition long, que les personnes passent et repassent devant celle-ci, il peut se passer une chose intéressante : un groupe se forme et découvre ce qu’à deux ou trois ils n’ont pas pu observer auparavant.

I.B. : Oui, l’installation supposerait un effectif minimal de personne pour pouvoir lire le texte.

F.A. : Il faut que nous restions dans le registre des questions.

Ce que je voudrais demander, c’est l’intérêt qu’il y a à choisir un tel chiffre, en l’occurrence dix.

I.B. : Il est symbolique.

F.A. : Oui, cette symbolique est valable dans des textes, au sein d’une culture, en l’occurrence biblique. Finalement, ailleurs ou dans la même religion, cela aurait pu être sept, douze, ou encore treize.

La réalité, c’est que lorsque nous sommes en groupe, nous ignorons le nombre que nous sommes. Par exemple, vous êtes un groupe d’amis qui arrivez au restaurant, il faut alors vous compter pour connaître le nombre de table à réserver, cela demande bien quelques minutes pour faire ce compte – dès lors que le groupe est constitué de plus de quatre ou cinq personnes.

La question est donc : sur quoi focalise-t-on l’attention du spectateur ? Quelle expérience veut-on lui faire vivre ? Est-ce le fait qu’ils aient réussi à se compter ? Ou le fait que l’expérience vécue soit de telle autre nature ? Quels sont les enjeux ?

I.B. : Ce n’est pas le fait de nous dire que nous étions dix qui importe, c’est le fait qu’il y ait un seuil minimum pour que les choses puissent se construire. Le groupe se forme ensuite à sa guise.

F.A. : Est-ce que cette proposition n’est pas abstraite ? Que l’on soit deux minimum pour faire un enfant, je peux le comprendre, mais…

I.B. : Mais est-ce que deux personnes peuvent constituer un groupe ? Non.

F.A. : La question de deux est intéressante.

Dans la vie, par exemple, les enfant disent : « un, deux, beaucoup », ou quelque chose de ce genre. C’est-à-dire qu’au-delà de deux, il s’agit effectivement d’autre chose. « Un », on peut comprendre ce que c’est. « Deux », on peut comprendre ce que c’est : c’est le tête-à-tête, c’est en quelque sorte le problème qui a l’air d’être posé par Zeugma. Après, c’est « plus ». Dire que c’est « pas beaucoup plus » ou « beaucoup plus », cela n’a pas la même valeur et cela sera donc travaillé différemment.

Ce que je veux dire, c’est qu’il me semble que la question de poser un chiffre défini est quelque chose d’abstrait. Cela vaut pour les discours qui sont associés à l’œuvre, non pour son fonctionnement.

Étudiante 1 : Quand une première personne arrive, des mots s’affichent-ils ?

I.B. : Uniquement des lettres.

Étudiante 1 : Donc, c’est bien à partir de deux personne que commence une construction du texte, ce qui exclut l’individualité ?

I.B. : Oui, nous sommes entre deux pôles, l’individualité et le totalitarisme : au-delà de l’individualité et en-deçà du totalitarisme. C’est le jeu de la constitution d’un groupe située entre ces deux extrêmes.

S.H. : C’est donc une réflexion autour de la collectivité qui est proposée ici ?

I.B. : Oui.

Participante 3 : Pour revenir à cet extrême que l’on a abordé rapidement, le totalitarisme, si le groupe reste constant, ne bouge pas, se passe-t-il alors quelque chose ? L’œuvre commence-t-elle à se déconstruire ?

I.B. : Quand je parlais de totalitarisme, je pensais au fait qu’il ne fallait pas qu’une personne reste seule, en dehors du groupe, mais qu’elle vienne se joindre au groupe.

Participante 3 : D’accord. Et si la petite dizaine de personnes reste immobile face à l’œuvre ?

I.B. : L’œuvre s’affiche, le texte est lisible.

Participante 3 : Il n’y a pas de déconstruction à ce moment-là ?

I.B. : Il y a une déconstruction du texte lorsqu’une personne s’éloigne, s’en va, puis une deuxième, puis une troisième, etc. Dès que les personnes se détournent de l’écran, qu’il y a du mouvement dans le groupe, il se passe des choses, des choses qui déconstruisent le texte.

Participante 3 : D’accord, parce que j’ai cru à un moment comprendre que si rien ne bougeait…

F.A. : Tu croyais que le totalitarisme, c’était le fait que le groupe soit figé, là, que plus personne ne bouge et qu’au bout d’un certain temps, cela devenait!

I.B. : Le totalitarisme pourrait aussi rejoindre cette idée du groupe qui reste statique devant l’écran pendant un quart d’heure, par exemple. Ce qui me semble peu probable… On peut tout de même l’imaginer.

F.A. : Isabelle (Delatouche) dirait que cela dépend de l’intérêt du texte et cela n’étonnerait personne qu’Isabelle dise cela !

Participant 1 : Il apparaît donc un texte lisible lorsque tout le monde est là, les dix personnes. Je pensais plus précisément à la phase qui existe entre le « rien de construit » et le texte bien construit. Il pourrait se mettre en place, par exemple, des bouts de phrase, des bouts de texte qui composeraient entre eux une sorte de poésie. Est-ce que cela ne serait pas envisageable ?

F.A. : Attention, je pense que nous tombons dans le brainstorming…

Par rapport à ce que tu dis, à mon avis, ce sont des idées qui vont surgir et qui vont se travailler lors de la réalisation. Il y aura une nécessité à ce que quelque chose comme cela émerge.

Participant 1 : Parce qu’entre le chaos total et l’ensemble bien construit, s’il n’y a rien, c’est frustrant.

F.A. : De toute façon, un début de sémantique va venir investir le sémiotique.

I.B. : Il y a tout un travail graphique pour trouver le juste milieu.

Participant 3 : J’avais une question par rapport au tout début de l’œuvre. Quand il n’y a encore personne, l’écran est-il blanc, entièrement blanc ?

I.B. : Non, il y a toujours des lettres qui tombent. Un écran blanc ne suscite guère d’intérêt.

F.A. : Ce que je trouve intéressant avec cette proposition, cette installation, c’est que l’on peut imaginer des choses extrêmement riches sur le plan formel dans la vie de l’œuvre, aussi bien dans la phase sémiotique que sémantique.

Sur le plan sémiotique – je ne suis pas plasticien donc je ne vais pas dérouler tout ce qu’il pourrait se passer –, on sent bien qu’il y a potentiellement une richesse formelle très grande de l’œuvre, notamment si l’on observe de loin et longtemps les lettres qui volètent, les mots qui peu à peu se constituent, puis se désagrègent, etc.

Sur le plan davantage du formalisme sémantique, on peut réfléchir aux nombreuses possibilités d’assembler petit à petit les mots, les phrases qui vont commencer à se construire et s’approcher du texte final. Tout cela est vraiment très riche, je pense.

I.B. : De plus, un aspect qui n’a pas été abordé est celui du son. Nous pourrions imaginer une œuvre sonore où le son agirait en relation avec ce que l’on est en train de lire, qui commencerait, par exemple, par des chuchotements ou juste un instrument! Il peut y avoir plusieurs aspects, non seulement visuels, mais sonores.

Participant 4 : Il y a les notions de récompense et de frustration qui peuvent intervenir, qui sont quand même importantes au cours du processus de construction du texte.

I.B. : Oui, l’idée est là, et ensuite viendra tout le travail.

F.A. : As-tu le sentiment d’avoir pu exprimer toutes tes idées dans l’état où elles sont aujourd’hui ?

Étudiant 2 : J’ai juste une question pratique. Pour l’instant, vous avez toutes les idées, vous avez votre démarche. Comment faites-vous ensuite pour réaliser l’œuvre ? Faites-vous appel à des personnes ?

I.B. : Bonne question !

F.A. : Très concrètement, la mise en place de ce projet, par Isabelle, fait suite à un séminaire que l’on organise au Cube (séminaire d’introduction au Living Art). Même si ce séminaire dure seulement six jours – c’est un peu court pour former les personnes –, il initie à la création d’œuvres de type Living Art. Les intervenants présentent de nombreuses œuvres aux participants, la façon dont elles ont existé à travers les âges, c’est-à-dire sur les vingt ou trente ans passés, et autour de nous à l’heure actuelle.

A l’issue de ce séminaire, Isabelle est venue me soumettre une idée. Elle et moi, qui suis directeur de la création au Cube et qui suis donc chargé de la relation avec l’artiste, en avons discuté. C’est le processus que nous appelons « l’aide à l’écriture ». Nous sommes alors parvenus à un état premier de l’œuvre énoncée dans ses concepts, non pas dans un état de fabrication : c’est-à-dire qu’Isabelle l’a fait aboutir à un état qui permettrait une production par la suite.

Telle que vous apercevez l’œuvre, vous vous dites certainement qu’il n’y a désormais plus qu’à s’y mettre, ce que dès lors nous faisons — si nous le pouvons.

Au Cube, nous avons la possibilité de produire, puisqu’il y a une partie atelier dirigée par Didier Bouchon, ici présent. C’est lui qui fait le travail d’interprétation des enjeux de l’auteur. Il va donner forme aux comportements du dispositif, tel que l’auteur l’entend. Selon les spécifications de l’auteur et si besoin en s’adjoignant les compétences de création complémentaires pour la réalisation de son œuvre, il nous est ainsi également possible de demander la collaboration d’un plasticien, d’un musicien, etc.

Cela, c’est dans l’absolu, dans l’idéal bien sûr. C’est un peu comme cela que nous avons fonctionné pendant une petite dizaine d’années, jusqu’à aujourd’hui. Néanmoins, le problème auquel nous devons faire face actuellement, c’est que les œuvres sont de plus en plus ambitieuses.

Bien réaliser un projet de ce type suppose beaucoup de travail. Il nous faut donc des personnes capables de travailler sur l’élaboration sémantique, dynamique du dispositif. Il ne s’agit pas d’avoir un stock de phrases toutes faites dans lesquelles nous piochons pour réaliser l’œuvre. Il s’agit bien plus de collaborer avec des personnes qualifiées pouvant mettre en place des moteurs, des générateurs, qui vont travailler le texte sur le plan sémantique.

Tout le travail formel, graphique – on a parlé de typographie, de couleurs possibles, Isabelle a évoqué la possibilité d’introduire de la musique – requiert des compétences complémentaires qu’il faut aller chercher pour développer ces aspects, selon l’ambition qui est la nôtre.

A cela s’ajoute les questions matérielles et donc financières. Par exemple, dans cette œuvre, l’idée qui semble la plus intéressante est de pouvoir disposer d’un grand écran en pied. Les besoins matériels posent immédiatement la question du marché. Quel sera le coût de la production d’une telle œuvre ? A combien et à qui pouvons-nous alors la vendre pour financer ce projet ?

Face à ce problème, il apparaît de plus en plus que la solution se trouve non pas dans des centres culturels publics comme le Cube – puisque nos moyens de production sont limités –, mais sur le marché. Il faut à la fois vendre ces œuvres à des lieux qui pourront les payer à leur juste prix, tout en les exposant dans un situation adéquate et face à un public pour qui l’œuvre fait vraiment sens.

C’est l’un des premiers exemples discutés avec Isabelle, le fait qu’une installation comme celle-ci pourrait être présentée, par exemple, à Erevan, la capitale de l’Arménie, dans le mémorial dédié au génocide arménien. C’est pour cela qu’Isabelle a commencé son exposé par la lecture d’un petit extrait du Fou, un texte de Raffi, un auteur arménien.

Peut-être peux-tu nous le relire maintenant, pour que tout le monde comprenne mieux le sens de cet extrait ?

I.B. : C’est un extrait très court : « Nous autres, Arméniens, portons la malédiction de Dieu inscrite sur notre front, nous détruisons nos maisons de nos propres mains. La désunion, l’absence de solidarité, la jalousie, l’hostilité sont quelques unes des mille plaies qui ont ravagé notre âme et nous en subissons encore aujourd’hui les conséquences. Les Kurdes n’en sont pas responsables. Si nous avions cultivé l’amour et l’entraide, les Kurdes, qui sont stupides et paresseux, n’auraient pas eu de prise sur nous. »

Cet extrait est tiré d’un roman, comme Florent l’expliquait. Celui-ci révèle bien un contexte dans lequel la construction du groupe pose problème.

F.A. : Je ne suis pas sûr qu’Isabelle revendiquerait le fait de dire que les Kurdes sont « stupides et paresseux ».

I.B. : Ah non !

F.A. : Hormis ces quelques mots, ce que pointe l’œuvre dans le contexte, par exemple du génocide arménien, c’est le fait qu’un arménien dise : « nous avons pu être victimes du génocide, parce que nous n’étions pas solidaires. ». Si l’on place un dispositif comme Zeugma, dans un lieu clé de cette culture arménienne, l’œuvre résonnera alors profondément pour ces personnes. Même si cela aura un effet pour tout le monde, vous comprendrez que pour les arméniens, l’impact sera plus fort.

Dès lors cela permet deux choses. Tout d’abord, nous pouvons trouver une occasion de financement de l’installation. Il y a en effet, dans ce lieu, des moyens plus important que, par exemple, les subventions publiques en France. La deuxième chose, c’est qu’en plaçant cette œuvre dans ce lieu, la notion de responsabilité sur le discours, sur la maîtrise du discours devient extrêmement importante.

L’œuvre exposée dans ce lieu, avec son enjeu de discours, va essayer de jouer un rôle clé dans une situation très particulière. Les attentes du public, par rapport à ce que nous pouvons dire et ne pas dire sur son histoire, sont énormes.

Tel est à peu près le processus. Pour l’œuvre d’Isabelle, nous ne pourrons donc pas réaliser, comme nous avons pu le faire pour d’autre, des maquettes ou des états premiers de l’œuvre, ici, au Cube. En effet, il faudrait pouvoir consacrer le travail de Didier à Zeugma pendant six mois, ce qui n’est pas possible par rapport à notre plan de travail.

Peut-être trouverons-nous alors une solution en s’adressant au marché, c’est-à-dire en proposant cette œuvre, par exemple, en Arménie, pour qu’elle soit achetée par une institution dédiée à la mémoire du génocide.

I.B. : Puis-je vous poser une question en retour ? Quel domaine étudiez-vous ?

Étudiante 1 : Arts et technologies de l’image. Nous faisons beaucoup de choses en 3D notamment.

F.A. : C’est le département ATI, Arts et technologies de l’image, à l’université de Paris-VIII.

I.B. : Donc vous faites de l’art numérique, j’imagine ?

Étudiante 1 : Oui, jeux vidéo, installations, films, programmation.

Participante 1 : Suite à l’exposé de ta démarche artistique, je me demandais simplement s’il n’y avait pas une prise de risques à aller proposer ainsi un projet en Arménie, par exemple. S’ils trouvent l’idée bonne et la font réaliser par un artiste arménien…

I.B. : On n’est pas protégé en France.

Participante 1 : Tu exposes une idée qui peut être bonne et ensuite, elle peut être utilisée sans que l’on passe par toi. C’est ainsi que cela fonctionne ?

F.A. : Non ce n’est pas tout à fait comme cela, en réalité. Dans le champ artistique, ce que nous proposons n’est pas une décoration. Une décoration peut être copiée. Si l’on trouve une proposition artistique intéressante, avec sa cohérence, sa profondeur, la solidité de son élaboration, alors ce que l’on veut, ce qui nous importe : c’est ce que l’auteur sait faire, lui seulement. Il ne s’agit pas de se dire que l’on a compris ce projet dans un petit exposé et que l’on pourrait le copier.

Faire voleter des lettres et des mots pour construire un texte, n’importe quel « flasheur » peut le faire 990 quasiment en une demi journée. Par contre, le faire dans le détail de chacun des comportements du dispositif, dans la réaction qu’il a face au public – dans la variété et la diversité des mouvements de ce dernier –, élaborer le travail, la cohésion qui va être donnée à tous les états de l’œuvre, sans parler du travail sur la finesse formelle – que ce soit sémiotique ou sémantique –, c’est un travail qui suppose une maîtrise énorme.

Cela ne peut être effectué ni rapidement, ni facilement par la première personne venue capable de coder. On peut le faire moins bien, c’est certain.

Étudiante 1 : L’origine de ce projet venait-elle de l’idée que ce projet soit à destination de l’Arménie ?

I.B. : Non. Vous n’étiez pas là au moment de mon introduction. Je suis arrivée au Cube avec l’idée d’une exposition dans laquelle il y aurait des installations liées au décès de ma mère.

En fait, je prends appui sur la pensée juive où il faut, dans un Minyan, dix personnes pour réciter la prière aux morts. J’avais cette idée de faire en sorte qu’il y ait dix personnes face à l’écran pour pouvoir construire le texte.

Avec Florent, nous avons élargi le propos. Quelle était la substantifique moelle du propos ? C’était l’idée de la cohésion du groupe pour former quelque chose, le texte.

Étudiante 1 : Cela me rappelle une autre œuvre qui existe en Allemagne, réalisée suite à la seconde guerre mondiale. C’était une sorte de colonne sur laquelle, il me semble, les gens écrivaient.
(Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz, Monument contre le fascisme de Harburg, 1986)

I.B. : C’était un bloc de granit noir sur lequel les gens écrivaient et qui s’enfonçait au fur et à mesure dans le sol. Aujourd’hui, l’œuvre est totalement enfouie et une vitre au niveau du sol permet de la voir. Les gens ont témoigné sur cette pierre noire. C’est un travail autour du lien, certes. Je dirais que presque tous les artistes travaillent autour de ce thème.

Etudiante 1 : Oui. Ce qui est intéressant dans votre réflexion, c’est que vous êtes tout d’abord parti d’une histoire personnelle, par rapport à votre mère, et que vous l’avez ensuite élargie. Ainsi, cela peut s’appliquer à d’autres périodes de l’Histoire.

I.B. : Merci à vous pour ce retour.

F.A. : Merci à vous pour ces échanges.

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