Déballage Caroline Coppey

ACCORDS

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RÉSUMÉ DU DÉBALLAGE DE CAROLINE COPPEY DU 06/12/2011

Caroline Coppey

Caroline Coppey est plasticienne. Elle travaille plus particulièrement la peinture et les installations. Depuis 2004, elle réalise au Cube des œuvres numériques : une œuvre générative Palette 1-300, une installation interactive Echantillons, qu’elle interprète dans le cadre de performances, et une œuvre de living art La vie en rose. Toutes ces pièces sont traversées par le fil conducteur de son travail qui est une réflexion sur la couleur. Sa nouvelle pièce, Accords, est une œuvre de living art, qui s’inscrit dans la continuité des précédentes.

Résumé des échanges

Caroline Coppey introduit ses propos en faisant un rappel de ses travaux précédents et de sa méthode de création basée sur le principe « d’unicité de la couleur ». Elle aborde cette unicité en élaborant des couleurs qu’elle n’utilise qu’une seule fois, dans une seule œuvre. C’est cette collection de couleurs se déclinant sur plusieurs supports – pot de verre, papier, chiffon… – qui lui sert de base de données dans ses différentes pièces. Accords exploite les échantillons de papiers, scannés et intégrés dans la base de données, pour en faire des compositions de couleurs et de textures.

Caroline Coppey décrit cette pièce comme ayant « une vie autonome » car elle demeure en perpétuelle évolution par les couleurs qui ne cessent de s’ajouter à la base de données au fur et à mesure de son travail. Se pose alors pour elle, la question de l’utilité de la « relation » avec le regardeur. Or cette relation est définie dans le living art comme véhicule de l’expression du discours. Elle s’oriente alors vers le thème des « accords » afin d’introduire du comportement dans son œuvre. C’est l’ « accord » entre les spectateurs – le fait qu’ils soient ensemble, épaule contre épaule – qui révèle et approfondis le discours de la pièce. Ce que Caroline Coppey dénomme ensuite, la « dynamique des accords ».

Un des thèmes principaux évoqué est la temporalité, tant par son aspect de collection de couleur, témoignage d’un travail mené sur plusieurs années, que par la situation de diffusion de son comportement. Ce comportement qu’elle souhaite voir développé dans l’œuvre, qui aurait pour fonction de garder en mémoire la relation avec les spectateurs et ainsi faire évoluer la pièce au fil du temps à travers leur regard.

Patrice Masson pose ensuite la question de la prise en compte du spectateur qui, pour le moment, n’a pas la preuve qu’il est reconnu par le dispositif, ni qu’il influence son évolution. Florent Aziosmanoff précise que cette prise en compte s’exprime par le fait d’ « avoir le sentiment » que l’on partage le même espace temps que l’œuvre, qu’elle évolue dans un « temps humain » et que nous vivons ce qui se passe à cet instant avec elle. C’est être ensemble, ici et maintenant qui installe l’idée de la relation.

Est évoqué également, le fait que par ses dimensions plus restreintes, – celle d’un écran plasma de +/- 40 pouces – cette œuvre soit plus intimiste que ses précédentes. Dès lors est imaginé une diffusion d’Accords dans un espace privé où les évolutions de l’œuvre sont rythmées par la vie d’un foyer, dans une relation avec les gens qui y vivent. Ces personnes devenant les témoins privilégiés de son discours intime à eux spécifiquement réservé.

Transcription pdf à télécharger ici

TRANSCRIPTION DU DÉBALLAGE DE CAROLINE COPPEY DU 06/12/2011

Participants 


Florent Aziosmanoff
, directeur de la création – Le Cube
Didier Bouchon, directeur technique – Le Cube
Agnès Caffier, plasticienne
Marie Chabanel
Caroline Coppey
, plasticienne
Florence Cosnefroy, plasticienne
Maria Cosato, plasticienne
Isabelle Delatouche, plasticienne
Sabrina Deveaux, chargée de production – Le Cube
Dominique Girard, développeur – ambitionne d’investir dans le living art
Jean Isnard, plasticien
Yasmina Lahjij, assistante de recherche pôle création – Le Cube, en charge de la transcription Tania Legoff
Patrice Masson
, plasticien
Marine Oury, diplomée en Etudes cinématographiques, artiste numérique
Joël Weidmann, plasticien

Échanges  (les parenthèses sont les notes du transcripteur).

Florent Aziosmanoff (F.A.) : Caroline Coppey va nous parler d’Accords. Pour Caroline, c’est un deuxième travail de living art, après La Vie en rose, une œuvre qui connaît plusieurs formes, plusieurs utilisations différentes. Cette première pièce avait été réalisée en 2005, me semble-t-il. Caroline est ensuite venue avec son nouveau projet : bienvenue à toi, Caroline, je te laisse la parole.

Caroline Coppey (C.C.) : Je suis peintre et dans mon travail quotidien, je me sens presque plus proche d’un artiste du XVIe siècle qui fabrique ses pigments, ses couleurs et qui travaille au pinceau. Telle est, en effet, ma vie quotidienne, avec bien sûr des matériaux nouveaux puisque j’utilise du Plexiglas ou encore de la toile synthétique.

C’est un travail de longue haleine répondant à une méthode très précise en ce qui concerne la couleur, puisque c’est l’objet principal de mes recherches. Chaque tache de couleur est fabriquée une seule fois. C’est un principe d’unicité de la couleur que j’ai développé depuis 1998 et qui a eu un certain nombre de conséquences théoriques pour mon travail.

C’est pour cela que je suis venue ici, dans un premier temps, avec une première œuvre, Palettes 1- 300, qui me permettait de montrer le caractère conceptuel de cette notion d’unicité de la couleur et de ses implications dans mon travail de peintre. Elle se présente sur un plan fixe comme une image qui va évoluer dans le temps et donner à voir une série qui est une œuvre en progression constante, commencée en 1995 et qui se continue toujours aujourd’hui. Elle est donc faite de toutes les recherches de couleurs que j’ai effectuées en atelier pour sélectionner celles qui servent dans les peintures.

Ce principe d’unicité de la couleur a donné lieu ensuite à un travail sur la collection des couleurs. Celles-ci sont conservées de différentes manières : dans un premier temps, dans des échantillons de verre (des petits pots), ensuite sur des papiers, également sur des tissus.

Ces collections de couleurs sont devenues des bases de données que j’ai d’abord utilisées, pour ce qui est des échantillons, dans une deuxième œuvre numérique, La Vie en rose, qui est un travail sur l’univers de la couleur pure.
Ce que l’on voit à l’écran, c’est un disque d’une couleur unique qui va évoluer dans le temps en fonction de plusieurs paramètres, à commencer par le temps extérieur, la météo. L’œuvre est reliée, en effet, à une station météo sur Internet. Ce sont donc des critères tels que la luminosité et la  température qui vont déterminer l’évolution, la transition des différentes couleurs, mais également le comportement des regardeurs qui, selon la position qu’ils adoptent devant cette œuvre, vont voir des éléments qu’ils ne verraient pas lorsque l’œuvre fonctionne en continu sur la journée.

La troisième œuvre qui exploite cette collection de couleurs sur papier, Accords, n’est pas interactive  pour l’instant. Ces collections sont là encore des œuvres in progress. Elles sont permanentes. Chaque jour, de nouvelles couleurs sont rajoutées et peuvent venir compléter la base de données. L’idée, c’est de réunir dans cette base une très grande variété de couleurs, où chacune soit différente, avec ses caractéristiques, ses nuances, évidemment, mais aussi ses matières. On peut voir aussi que chaque surface a sa texture ou sa trace de pinceau particulière.

De même que La Vie en rose est une œuvre dont l’objectif final est qu’on ne voie jamais la même image apparaître, cette nouvelle œuvre travaille sur la notion de composition. Aussi est-elle basée sur cinq grilles qui permettent de redécouper la surface en trente-deux rectangles. On peut voir soit deux, soit trente-deux rectangles ainsi que toutes les étapes intermédiaires.

Les différentes variables sont le temps d’apparition des rectangles, la quantité de rectangles que l’on va voir en même temps à l’écran et le léger décalage qui apparaît par rapport à la grille orthogonale. Ces variables vont être modifiées. L’œuvre fonctionne pour l’heure avec quatre-vingt-six couleurs uniquement, mais dans l’idéal, j’ai d’ores et déjà plus de deux mille couleurs à scanner et à entrer dans la base de données. Et chaque année, de nouvelles couleurs s’ajoutent.

Mon objectif, comme peintre, c’est d’utiliser le support numérique réellement comme un support, c’est- à-dire de faire de la peinture avec ces technologies, de réaliser un objet, de faire entrer la peinture dans l’ordinateur et donc de rendre cette image vivante de la même façon qu’une œuvre d’art est vivante pour celui qui se place devant.

La question qui se pose à cette étape du travail est : faut-il rajouter quelque chose ? Ce travail a son autonomie, sachant qu’il est en constante modification puisque chaque année des images se rajoutent dans la base de données.

Les variables de composition grandissent donc avec le temps, en permanence. Est-ce suffisant ou faut-il chercher de l’interaction avec le regardeur ? C’est, en effet, l’un des principes du Living Art tel que Florent l’a défini.

F.A. : D’ailleurs, des bases ont été jetées dans Accords sur ce qui va se passer quand quelqu’un arrive et regarde.

C.C. : Oui, mais pour l’instant, il n’y a aucune interactivité.

F.A. : Cela veut dire que ce n’est pas techniquement implémenté, mais cela a commencé à être élaboré. Peut-être veux-tu nous en dire quelques mots ?

C.C. : J’ai commencé, effectivement, à réfléchir sur cette question-là. J’imaginais que la variable du nombre des rectangles et aussi le rythme d’apparition puissent changer en fonction du rythme des pas des gens et surtout du contact qui s’établit entre eux. Cette composition, ce travail s’appelle Accords. À partir du moment où s’établit un contact des personnes, le nombre de rectangles augmente. C’était cette piste-là qu’il m’intéressait de travailler.

F.A. : C’est un point que j’ai trouvé très intéressant parce qu’assez spécifique dans la réflexion de Caroline. Dans des pièces comme celle-là, et souvent dans les pièces plasticiennes, les artistes se fondent sur le principe qu’un spectateur va regarder et que dans le temps qui va passer, des choses vont s’approfondir. C’est une dynamique qu’on observe souvent dans la relation proposée entre l’œuvre et le spectateur.
Or, ce que dit Caroline, c’est qu’elle distingue comme particulier le fait que des personnes dans le public vont être serrées, épaule contre épaule. C’est parce que des gens sont ensemble, s’accordent, que le discours de l’œuvre va se développer. On pourrait en outre se dire que « de l’accord » se manifeste dans le public, ou plutôt que l’œuvre, par son comportement, va favoriser le fait que des gens « accordés » dans le public auront droit à un discours qui va s’élaborer, se déployer.

Or, évidemment, quand on dit « accords », on pense aussi aux accords de couleurs en face. Qu’en est-il donc précisément des accords ou non accords de couleurs qui se produisent dans l’œuvre ?

C.C. : On pensait d’abord introduire un certain nombre de critères pour sélectionner les couleurs les unes par rapport aux autres, par exemple, un critère de chaleur, de clarté de la couleur ou bien des critères de texture.

Mais à partir du moment où l’on a fait fonctionner le système avec les variables et l’organisation qu’on avait retenues, on s’est rendu compte que par le fait même que toutes les couleurs avaient fait l’objet d’une sélection et d’un travail préliminaire à l’atelier – le temps d’élaboration des couleurs est long : en une journée je ne vais peut-être en fabriquer que cinq ou six – la composition fonctionnait sans qu’on ait besoin d’intégrer de nouveaux critères.

F.A. : Il y a une cohérence de l’ensemble de ta palette.

C.C. : Oui, une cohérence interne qui vient de ce travail quotidien de la couleur à l’atelier et qui est visible dans cette collection de couleurs qui se suffit à elle-même, en fait.

F.A. : Le déploiement du discours de l’œuvre ne se livre pas dans un complément chromatique mais, si je me souviens bien, dans le nombre, c’est-à-dire qu’il y avait une qualité de composition différente. D’où cela provient-il ?

C.C. : C’est la question de la grille. Les rapports de quantité se traduisent par le nombre de rectangles à l’écran. C’est aussi la façon dont ils apparaissent, se superposent…

F.A. : On a donc un écran de 4/3 sur lequel on peut voir des rectangles qui en première apparition sont comme des feuilles de format A4 dans une grille qui peut aller de deux côte à côte, avec l’écran divisé en deux par le milieu, jusqu’à trente-deux.

C.C. : Deux, quatre, huit, seize et trente-deux, ce qui permet ce découpage et ce recoupage des différents rectangles puisqu’on peut les placer horizontalement ou verticalement.

F.A. : Pour passer de l’un à l’autre, il se peut qu’on ait des compositions qui mixent la grille de huit avec celle de seize ou de trente-deux.

C.C. : Ce qui permet des chevauchements.

F.A. : Mais, si l’on considère qu’il se constitue de la valeur dans le public parce qu’un accord se crée entre des personnes, comment cela résonne-t-il ? Comment cela se traduit-il ? Certes, actuellement, cela ne se traduit pas, mais cette hypothèse existe-t-elle ?

C.C. : Pour l’instant, je n’ai pas de réponse à cette question. Ce que j’imaginais, c’était que plus il y  aurait de contacts, plus nombreux seraient les rectangles à l’écran. Or ce qui peut être intéressant, dans ce cadre, c’est la temporalité. Si l’on a chez soi une œuvre de ce genre, sur un écran d’ordinateur ou sur le mur, et qu’il se passe quelque chose lorsqu’un certain nombre de personnes viennent la regarder, on pourrait concevoir qu’il soit possible, par exemple, de garder la mémoire de ce qui s’est passé, de ce moment où les gens sont venus et ont interagi devant, c’est-à-dire qu’il y ait, un peu comme on peut le voir dans cette œuvre-là, une sorte de mémoire du passage et du comportement des gens, parce que l’on retrouverait, par exemple, certaines séquences, puisque les compositions sont aléatoires.

Moi, j’imaginais plutôt, comme le comportement des gens change la composition et de fait donc la « produit », qu’on puisse retrouver cette composition par des boucles au sein de cette composition aléatoire. C’était quelque chose qui m’intéressait, mais pour l’instant, c’est en cours. Parce qu’au fond, ce qui m’intéresse aussi dans ce rapport avec le numérique, c’est l’inscription du temps, bien sûr.

Dans la peinture, parce qu’on est toujours en train de se projeter mentalement, le temps reste abstrait. Dans ces œuvres-là, en revanche, il est vraiment possible d’intégrer toute une chronologie.

Le fait que l’œuvre soit ouverte, qu’on y rajoute des images en permanence le montre bien. Cela permet aussi d’y inscrire tout le développement propre qu’on peut avoir dans cette recherche de la couleur sur des années. Et puis cela permet d’y inscrire effectivement certaines modifications qui seraient dues au regard que le spectateur pose sur cette œuvre.

Marie Chabanel (M.Ch.) : Y a-t-il éventuellement, puisque cela s’inscrit dans le temps, un projet d’impression, par exemple, de transfert sur un autre support, pour obtenir une espèce de partition d’un moment ? Est-ce à cela que tu cherches à parvenir ?

C.C. : Non, mon idée à la fin n’était pas de changer de support, mais d’arriver à une œuvre

suffisamment complexe pour qu’on puisse rester devant elle pendant des heures sans jamais voir la même composition. Ce qui peut rendre la chose intéressante, c’est que l’image soit suffisamment complexe, suffisamment riche pour qu’exactement comme devant une œuvre de Mondrian, pour ne pas le citer, on puisse y rester des heures, de sorte qu’en fait on n’ait jamais tout vu, tout compris, que l’on n’ait jamais épuisé le système.

Maria Cosato (M.Co.) : Cela devient interactif ? C’est donc l’idée que le spectateur pourrait faire ses compositions ?

C.C. : Éventuellement, si on fait de l’interactivité, mais pas dans l’état actuel des choses, car l’œuvre change de toute façon chaque fois que je rajoute de nouvelles images. Pour l’instant, c’est un essai avec quatre-vingt-six couleurs seulement, mais si l’on y introduit deux mille, trois mille ou cinq mille couleurs, les possibilités deviennent énormes.

F.A. : On l’a dit tout à l’heure, l’œuvre est supposée percevoir – telle est la première hypothèse – que des spectateurs sont venus la regarder ; elle va distinguer dans cette situation le fait que des gens se retrouvent épaule contre épaule, c’est-à-dire collés ensemble, censément dès lors dans un certain accord, on ne sait pas lequel, mais d’ordre plutôt psychologique, affectif, pas comme des gens qui ne sont pas ensemble et sont donc éloignés les uns des autres.

Cet accord perçu par l’œuvre est perçu comme quelque chose de particulier, de spécifique qui l’intéresse particulièrement elle, et qui est traduit dans sa réponse. Autrement dit, puisque dans le living art c’est supposé fonctionner dans l’autre sens, les spectateurs sont poussés par le comportement de l’œuvre à se mettre dans cette situation d’accord.

M.Co. : D’accord…

(Rires)

C.C. : C’est cohérent !

F.A. : Comme vous le savez, lors des Déballages, les travaux présentés peuvent n’être qu’au milieu du gué, avec des questions en suspens, voire d’autres pas même encore formulées.

Ce dont témoigne Caroline, c’est qu’elle travaille, pour reprendre une autre terminologie, sur le moteur d’expression. À ce stade, le moteur de comportement n’est qu’un système fondé sur un mécanisme aléatoire, mais cela permet, pourrait-on dire, de commencer enfin à réfléchir à la nature du moteur de comportement qu’il pourrait y avoir dessus.

Didier Bouchon (D.B.) : Il y a effectivement là un moteur de comportement à terme autonome – voilà des mots dont on peut parler très longtemps… Le moteur existe et suit les règles de Caroline.
Il existe parce que la pièce évolue constamment. Il y a de l’aléatoire dedans, mais c’est constamment une pièce de Caroline, car ce n’est pas seulement ses textures, c’est aussi les règles qu’elle a données, règles de composition,…

F.A. : … et de transition…

D.B. :… sur lesquelles elle peut intervenir, de la durée simple jusqu’à des paramètres un peu plus compliqués, comme le nombre de rectangles à tel moment et à tel endroit ou la superposition des différentes grilles. On observe donc déjà un comportement autonome. C’est vraiment flagrant, cette pièce est constituée par de l’aléatoire, mais demeure constamment une pièce de Caroline avec ses règles.

F.A. : Oui, c’est un aléatoire travaillé par Caroline.

D.B. : Et non pas de la peinture faite par ordinateur.

M.Co. : Cette composition-là, par exemple, a déjà été vue ?

F.A. : Non, car la composition est, comme on dit, dynamique. Il peut dès lors arriver, par le hasard du système qui tourne pendant une heure, que tu aies ce sentiment, mais tu ne pourrais pas expertiser le fait que tu as vu deux fois la même chose, ce ne serait qu’une impression.

C.C : Ce ne serait qu’une probabilité et avec quatre-vingt-six images, je ne sais pas quelle est la probabilité de retrouver deux fois la même composition dans tel temps.

F.A. : Parce que la même couleur peut se retrouver en taille trente-deuxième, seizième, huitième, etc. (de l’écran)

C.C. : C’est déjà assez énorme avec quatre-vingt-six images…

A.C. : Ne peut-on pas imaginer, plutôt qu’une installation interactive, une œuvre participative qui résoudrait du même coup le problème du temps, si tant est que ce soit un problème, du temps que tu mets à peindre ?

On pourrait, par exemple, imaginer que ce soit les spectateurs qui peignent tes rectangles et que ceux-ci soient immédiatement intégrés à la pièce qui dès lors serait vraiment complètement autonome.

C.C. : Elle ne serait pas davantage autonome si les spectateurs peignent.

A.C. : Elle le serait au sens où elle ne dépendrait plus de toi.

C.C. : Elle ne dépendrait plus de moi, ce ne serait donc plus mon œuvre.

F.A. : N’oubliez pas l’enjeu de la discussion. Ce n’est pas un brain-storming pour améliorer l’œuvre ou aider l’artiste à sortir d’une éventuelle impasse, mais une discussion qui a vocation à comprendre ce qui se passe dans l’état actuel de la réflexion de Caroline.

C.C. : En fait, c’est une question de fond : certaines œuvres numériques de Living Art peuvent-elles être autonomes et autosuffisantes sans interaction avec le regardeur ?

F.A. : C’est exactement la discussion qu’on ne va pas avoir ici ! Mais par contre, si c’est un point de vibration pour ta propre réflexion, tu peux le traiter. Je veux juste recentrer la discussion, non que les autres soient inintéressantes mais parce que je sais qu’il est toujours tentant de dériver vers des questions à portée générale alors que notre intérêt ici, c’est de prendre le temps d’aller au bout d’un questionnement et d’une expérience singuliers, ceux de Caroline en l’occurrence.

Tania Legoff (T.L.) : Quant à ton travail à l’atelier, comment ces rectangles de couleurs sont-ils utilisés ? Qu’apportent-ils ?

C.C. : Ils sont utilisés pour générer d’autres œuvres que les peintures à proprement parler dans lesquelles je travaille par taches de couleur. Ensuite, les collections de couleurs génèrent d’autres œuvres. Par exemple, ces images que vous voyez sont en réalité des papiers marouflés sur du Plexiglas, qui sont sur châssis et peuvent ensuite être assemblés sur un mur et générer une installation

T.L. : Cela veut dire que tu travailles ce type d’images au quotidien ?

C.C. : Absolument, cela fait partie intégrante de mon travail de peintre et donc ces rectangles sont utilisés dans des expositions en tant qu’éléments pour générer justement des accords de couleurs, mais ce sont des pièces qu’on peut accrocher au mur et qui cette fois ne sont pas en mouvement.

T.L. : Quelque chose m’a étonné dans ce que tu as imaginé comme moteur de comportement. Ce qui était signifiant, c’était que deux personnes se rapprochent, tu disais que cela pourrait augmenter le nombre de rectangles. C’est cela qui m’étonne, que cela l’augmente ; moi, j’aurais naturellement l’idée que cela le diminue. Pourquoi cela ?

C.C. : Ce que j’imaginais, moi, c’était de partir d’un nombre de rectangles assez restreint et qu’en fonction du comportement des regardeurs, on découvre une complexité de la composition. C’était à la fois cette idée de la complexité et de la dynamique des accords. Quand il y a seulement deux rectangles l’un à côté de l’autre, on a un accord simple, ensuite cela devient polyphonique, c’était donc l’idée de rentrer dans une complexité.

T.L. : D’accord, mais cela prenait comme hypothèse que tu partais de quelque chose de simple ?

C.C. : Oui, de deux ou trois rectangles.

Isabelle Delatouche (I.D.) : Je voulais juste te donner un feed back de l’émotion que cela crée parce que cela peut aider aussi à réfléchir.

Moi, je suis très sensible au climat que cela crée. C’est-à-dire que dans les compositions, il y a des moments où cela change vraiment du tout au tout, et dans le climat et dans l’impression que cela donne. Je dis « climat » à dessein, parce que cela me rappelle ce que tu disais au début quand tu  parlais de connexion sur de la météo. Je ne sais pas s’il faut connecter l’œuvre à de la vraie météo mais en tout cas, c’est déjà une sorte de météo en soi, enfin c’est l’effet que cela me fait.

F.A. : La météo au sens « il fait beau », « une tempête se prépare », la météo qu’on subit, c’est cela que tu veux dire ? La météo qu’on vit quand on est dehors ?

I.D. : Oui.

F.A. : Avec ses effets symboliques et affectifs.

Agnès Caffier (A.C.) : Je vais rajouter quelque chose parce que je ne suis pas allée jusqu’au bout de ma pensée tout à l’heure.

Florent parlait de l’une des pistes de travail, de travailler sur le contact des gens. Le fait d’être épaule contre épaule, pour moi, c’est assez clairement tisser une espèce de monde, une chose parallèle à ce qui se passe là, et c’est un peu ce qui me gêne.

C’est le fait que, je ne sais pas pourquoi, mais suite à ce qu’il y a là une espèce de collage, on aurait envie de travailler sur le collage qu’il y aurait derrière. Je sais bien qu’on n’est pas là pour donner notre avis, mais je ne suis pas sûre que ce soit intéressant qu’il y ait une espèce de parallèle comme cela, aussi net et qui va être à mon avis perceptible.

Ma formulation ne me plaît guère, mais tu comprends ? Je parlais de ces deux mondes parallèles et pour le coup, j’ai dérivé vers autre chose, mais sciemment, pour essayer de me décaler de cela en parlant de pièce participative. C’est très pragmatique et cela permettrait de résoudre ton problème de temps.

C.C. : Ce n’est pas un problème, c’est un mode de fonctionnement.

F.A. : Un autre ressenti, en l’occurrence le mien. Si l’on pose que la simplicité serait juste deux grands rectangles côte à côte, que tel serait l’état simple, comme si on ne donnait pas beaucoup à ce moment-là : j’ai déjà pour ma part le sentiment que cela peut au contraire être très puissant. Il y a de la puissance là-dedans parce qu’il y a une qualité plastique et qu’en fait, c’est puissant.

Qu’ensuite de cela, on aurait de plus en plus de rectangles et que ce serait mieux, jusqu’à arriver à trente-deux et que ce trente-deux serait mieux, alors que dans ce trente-deux, peut-être que l’on va se rapprocher de la proposition de Florence (voir le Déballage de Florence Cosnefroy : Colorama), qui est de neutraliser les individus, et quelque part le corpus, en créant comme une macédoine de couleurs qui la neutralise.

Cela peut paraître un peu théorique, mais quand on regarde le système qui fonctionne ainsi, de manière aléatoire, et qui passe par des natures de compositions différentes, il y a des moments où la composition est un mélange de grands états, avec un grand qui vient de la grille de deux, des rectangles de différentes tailles qui s’accumulent et qui d’un seul coup font des compositions effectivement très riches, très puissantes. C’est à ce moment-là que la complexité est riche.

C’est à cela que je voulais arriver. C’est quand ce n’est ni deux, ni trente-deux, que la complexité est riche. C’est purement là une lecture personnelle, je ne veux pas mettre de sens à l’utilisation de cette observation, mais il m’a semblé observer que c’est justement quand on n’est ni dans le deux ni dans le trente-deux, mais bien dans l’entre-tout-cela…

C.C. : … que les tensions s’expriment le mieux.

F.A. : Oui, qu’il y a de la tension, de la structure, de l’architecture, je ne sais pas ce que vous en

pensez, et cela, c’est encore une discussion strictement au stade du moteur d’expression.

D.B. : Il y a d’autres éléments sur lesquels on pourrait jouer, comme le rythme. Tu peux déjà jouer, notamment, sur la durée de transition. Je pense qu’il y a là des réflexions à faire. En général, c’est sur la transition elle-même : ce qui est important, ce n’est pas seulement une composition qui a pu naître et puis une autre ; ce qui se passe entre les deux est très intéressant aussi.

F.A. : Parce qu’il a été choisi là un fondu enchaîné assez lent, ce qui veut dire qu’il y a presque autant de temps où les images se mélangent, où l’on ne voit la couleur ni de l’une ni de l’autre, que de moments où chaque couleur est affichée en tant que telle.

Donc pour quelqu’un comme toi, qui mets tellement de temps à arriver à une couleur, tu mets en place un système réglé de telle manière que sur le plan chromatique, cela t’échappe, puisque c’est en fondu avec tu ne sais pas quoi. Je ne sais pas si c’est ce que tu voulais dire, Didier ?

D.B. : Je ne sais pas si cela lui échappe ou non, cela fait partie de l’ensemble de la pièce. La transition, quant à elle, est une autre composition entre la première et la deuxième.

C.C. : C’était déjà le cas dans les deux pièces précédentes, ce travail de transition est important.

Patrice Masson (P.M.) : Je voudrais donner mon ressenti aussi, par rapport à cette œuvre-là. Personnellement, je la trouve parfaite partout, c’est-à-dire que je ne suis pas dedans, je n’y entre pas du tout. C’est une très belle harmonie et je n’ai rien envie de toucher. C’est magnifique, mais je ne suis pas dedans.

Je trouve que ce qui pourrait être l’accord, ce serait de perturber cela, car c’est très beau, c’est parfait, il y a des couleurs, de la profondeur, mais en fait, je n’ai pas envie d’y toucher. Par contre, ce qui m’intéresse, c’est de venir le perturber. Je vais venir le perturber. En fait, cela revient peut-être un peu à l’idée que ma « perturbation », même si je ne sais pas comment on peut traduire cette sorte d’intervention, c’est de perturber cela, justement.

C.C. : Perturber l’accord, en fait.

P.M. : Voilà. Parce que l’accord est déjà là. Moi, je n’ai rien à dire, c’est magnifique, tout construit d’avance. Je n’ai aucune liberté là dedans.

C.C. : Oui, c’est bien la question. Pour l’instant, elle fonctionne de manière autonome.
F.A. : Je crois que ce que dit Patrice est un peu différent encore, c’est qu’il n’y a pas de point de déséquilibre ou de rupture qui permettrait d’articuler une influence.

P.M. : Pour moi, ce n’est pas parce qu’il y en a seize ou deux. Deux, c’est magnifique, cela peut être l’accord, mais comme trois, comme dix. C’est très harmonieux. Il y a très peu de choses qui sont dysharmonieuses là dedans, sauf que moi, je n’y ai pas ma personne. Si j’interviens, si j’arrive dans l’œuvre, à deux, à trois ou en famille, quelle va être ma présence là dedans ?

A.C. : Dans ce que tu disais tout à l’heure par rapport au comportement qu’on pourrait avoir derrière, ce qui me semblerait un peu dangereux, c’est l’idée de la récompense.

F.A. : C’est vrai qu’on a du mal à échapper à cet axe-là.

C.C. : Souvent, oui.

La question que tu évoques, celle du regardeur, est valable pour n’importe quelle œuvre. Mais spécifiquement, si on parle d’œuvres comportementales, c’est là qu’on peut donner une place plus grande au regardeur. Mais si on lui donne une place, celle qu’on va lui donner ne va pas forcément lui correspondre. On ne peut pas non plus plaire à tout le monde ou donner sa place à tout le monde.

P.M. : Ce que je voulais dire, c’est : « est-ce que je me sens pris en compte ? ».

C.C. : Oui, mais quand tu vas voir une œuvre dans un musée, te sens-tu pris en compte ?

P.M. : Mais par rapport à une œuvre qui serait différente, une œuvre du Living Art justement. C’est cela, la différence, en vrai. C’est qu’en tant que spectateur, je suis pris en compte là-dedans.

C.C. : Oui, la question est celle de l’interaction parce qu’en réalité, toute œuvre prend en compte le regardeur à sa manière et selon la philosophie de l’artiste et de la société qui l’a produite, à toutes les époques. Mais la question, c’est de comprendre de quelle manière cela se passe dans le Living Art. Et la façon dont je vais répondre, si elle devient interactive, ne va pas forcément te correspondre.

P.M. : Peu importe…

Dès lors, elle nous situe moins dans cet exercice de style consistant à discuter avec le spectateur, parce que c’est ce qu’elle propose esthétiquement qui fait la relation avec le spectateur. On n’attend pas quelque chose, on est bien, on regarde…

F.A. : On est dans une autre convention, tu veux dire.

F.C. : Dans un autre mode, parce que…

P.M. : … c’est très contemplatif.
F.C. : Ce serait presque un peu artificiel que d’introduire de l’interactivité parce qu’en fait, c’est très abouti ainsi, mais sur un autre mode.

F.A. : Je comprends très bien ce que tu dis là, comme ce qu’a dit Patrice avant, qui sont deux choses un petit peu différentes, mais qui aboutissent au même résultat. Ce que je pense néanmoins, c’est que ce dispositif prend le parti de l’évolution.

On est ici, en effet, dans un système qui évolue, à la différence d’autres œuvres que toi, Caroline, tu fais exactement avec les mêmes plaques, en les suspendant à des fils et en les proposant telles quelles, de sorte que les gens peuvent les acheter pour cela et qu’elles resteront ainsi pour les siècles des siècles. Ici, ce n’est pas le cas, le parti pris est celui de l’évolution, du changement.

Je crois qu’il y a une stérilisation, ou une stérilité, dans le fait que cette évolution ne soit pas porteuse de sens, parce qu’on peut dire que c’est moi, spectateur, qui perçois cette évolution.

C’est une réflexion que je me suis faite il y a quelque temps alors que je cherchais à expliquer à des gens ce que voulait dire l’expression « temps réel ». Les technologies dites de temps réel dont nous parlons seraient supposées être différentes, par exemple, d’un temps qui, lui, ne serait pas réel, et qui correspond au temps qu’il faut pour calculer une image d’une qualité suffisante pour le cinéma.

Quand on parle à des gens qui ne sont pas du tout dans la technique informatique, cela paraît bizarre de dire qu’une heure de calcul pour calculer une image pour le cinéma, par exemple, ce n’est pas du temps réel, alors qu’un trentième de seconde pour calculer une image telle qu’on l’utilise pour le jeu vidéo, ou dans le living art, ce serait du temps réel.

Quand on n’est pas dans les problèmes que nous affrontons dans la technologie, cela paraît très bizarre. Si l’on se pose la question du point de vue, par exemple, d’un paysan qui n’a jamais vu un ordinateur, quand on lui dit qu’il existe un temps réel et un temps pas réel, qu’est-ce que cela veut dire ?

Je me suis dit que c’était un abus de ce langage. Surtout si l’on prend le temps cosmique ou une autre échelle de temps complètement différente de la nôtre. Peut-être vaudrait-il mieux parler de « temps humain ». De fait, ce qui se produit, se produit dans un temps humain, qui fait sens dans notre perception, avec un seuil qui se situe aux alentours du vingt-cinquième de seconde pour faire une animation qui nous paraisse fluide.

Cela signifie que cette œuvre se met à évoluer dans un temps humain, donc qu’elle me donne ma place de fait, dans le temps que je passe à la regarder. Je perçois la lenteur des rythmes de transition ; je perçois que maintenant, ce n’est pas comme c’était avant. Je suis mis dans ce système cinétique.

Pour autant, celui-ci peut être simplement perpétuel, comme un petit jet d’eau qui gazouille dans la cour, et cela peut suffire de le regarder ainsi, d’observer ces petites gouttes d’eau qui jaillissent et qui retombent. Mais cette évolution peut aussi être investie d’un sens en tant que telle : pourquoi évolue-t- elle comme cela ?

Donc, on peut ne pas le faire. Peut-être que certaines fois, effectivement, c’est définitivement comme cela que c’est bien et puis c’est tout. Mais je pense que la plupart du temps, ne pas le faire, c’est assumer une position de stérilité. Cela n’enlèverait rien du tout, en effet, à tout ce qu’on vient de dire de la fascination, etc.

Mais cela apporterait quelque chose si je me rendais compte que l’état dans lequel se trouve l’œuvre à ce moment-là est un état qui a à voir avec le fait que j’ai été considéré ou, du moins, que l’œuvre vit avec moi maintenant, dans cet endroit. Peut-être est-elle sensible à la météo et que, comme moi, elle n’est pas contente qu’il pleuve et qu’elle est contente qu’il fasse beau.

Le fait est que nous partageons le même espace et le même temps, c’est-à-dire que cette œuvre-là ne bouge pas comme un poisson rouge dans un bocal, qui ignore que j’existe et ne bouge pas pour moi.

Je pense que donner un sens à son évolution, et donc lui donner un comportement et assumer tout ce que cela entraîne, c’est la sortir de son état de poisson rouge dans un bocal.

C.C. : La signification très générale de cette œuvre, par rapport à ce que tu viens de décrire en parlant du poisson rouge ou de la fontaine, c’est l’unicité.

Quand j’aurai quatre-vingts ans, en effet, je ne sais combien de couleurs j’aurai produites, mais cette œuvre aura pris tout son sens à ce moment-là et celui qui sera placé devant ne verra jamais deux fois la même composition, alors que le poisson rouge va faire son tour dans son bocal et sera toujours vu de la même façon.

F.A. : Ce n’est pas exactement ce que je dis car, pour ma part, je déplace le discours au niveau du comportement.

Je vais prendre une métaphore un peu naïve : un enfant me témoigne son contentement. Quand c’est un enfant qui vient d’apprendre à parler, il a tout au plus deux ou trois mots pour me dire ce sentiment, tandis que vingt ou trente ans plus tard, il me le dira de manière complexe, avec plein de mots.

Or, dans les deux cas, ce à quoi je vais être sensible, c’est au fait que mon enfant me témoigne du bonheur qu’il a de me retrouver, par exemple. C’est une question non pas de quantité de mots mais de nature de la relation qui se passe et, par exemple, de l’échange de satisfaction, dans ce cas-là.

Le temps passant, le moteur d’expression sera donc prodigieusement plus riche, mais la pièce me dira finalement la même chose, par exemple « cela me fait du bien qu’il y ait de l’accord entre vous ». Non que je veuille dire que c’est à cela qu’il faille aboutir, mais si l’on applique l’exemple à cette pièce, finalement, c’est cela qui se dira.

Par rapport à ça, je peux avoir ma liberté de variation, bien entendu, celle de fonctionner ou non, de le provoquer ou non, liberté qui s’exprime de mille manières. Parfois je ne suis pas même en situation de le provoquer. Si, par exemple, je suis seul, je ne peux effectivement pas être en accord avec quelqu’un.

En tous les cas, la pièce vit avec moi ici et maintenant. Peut-être ne peut-elle rien me dire maintenant parce que je suis comme je suis et qu’elle est comme elle est maintenant, tandis que d’autres fois elle me dit beaucoup. Mais en tout cas, on est ensemble ici et maintenant.

C’est cela que je voulais dire et qui est la chose, je crois, difficile à investir d’une manière générale et particulièrement pour les plasticiens.

C.C. : Mais je crois que cela peut effectivement, à ce moment-là, se traduire par la modification d’une tendance colorée ou de certaines règles dans l’association des couleurs.

Là, il n’y a pas de règle dans l’association des couleurs, donc cela pourrait se traduire non pas dans la quantité de rectangles ou la complexité de la composition, mais dans des règles qui seraient données dans l’association des rectangles.

Évidemment, plus le nombre de couleurs est important, plus ces règles sont visibles. Quand on a quatre-vingt-six couleurs, il n’y a pas suffisamment de différences d’une composition à l’autre.

F.A. : Donc tu réintroduirais une grammaire dans les règles colorimétriques à ce moment-là. Penses-tu que tu ne pourrais plus assumer une cohérence suffisante de la palette telle que tout puisse aller avec tout ?

C.C. : Si, car c’est du comportement de l’œuvre par rapport à celui qui se place devant elle que je parle. Si l’on a cinq mille couleurs et qu’on décide qu’un comportement de rapprochement des regardeurs devant l’œuvre va déterminer la sélection d’un certain nombre de ces couleurs selon des règles précises, cela va forcément changer ce qui va apparaître à l’écran et donc donner une orientation à l’expression de ces accords.

Que veut dire « accords » ? Il ne s’agit pas de chercher forcément une harmonie ; il n’y a pas de recherche d’harmonie en réalité, car elle se produit d’une certaine manière du fait même du système mis en place.

En l’occurrence, pour le moment seules quatre-vingt-six couleurs ont été choisies pour réaliser cette œuvre, donc le système est un peu biaisé, mais avec toutes les couleurs que je produis, certains assemblages peuvent être criards ou donner une coloration sombre à la composition. Ce serait plutôt alors dans la coloration expressive de l’accord que je pourrais travailler pour exprimer ce lien.

F.A. : On ne t’a pas interrogée sur le fond noir.

C.C. : Je me représente en fait l’ordinateur, l’espace numérique, comme une boîte, donc ce fond noir  représente pour moi le côté sombre de cette boîte.

F.A. : Le fond de la boîte.

C.C. : Oui, c’est un univers où il n’y a pas la lumière du soleil. Or la peinture vit sous la lumière du jour, sous la lumière du soleil. Là, on est exactement dans l’inverse, on a comme la rétroprojection d’un écran qui nous apporte de la lumière de l’intérieur. Donc pour moi, c’est une sorte d’inversion par rapport à la peinture, dans la lumière du jour, sur un fond blanc, dans le cube blanc.

F.A. : Tu as une idée de l’échelle et de l’envergure ? Par exemple, tu travailles ici avec un écran d’ordinateur, donc tu es donnée dans un format 4/3. Est-ce que cela pourrait être un mur de cent mètres de long, ou la façade verticale d’un immeuble, ou encore est-ce que cela pourrait être tout petit, comme une icône ?

C.C. : Personnellement, je trouve qu’autant la pièce précédente, qui était un disque pouvait prendre des dimensions très grandes, jusqu’à évoquer une planète, autant celle-ci est pour moi plus adaptée à une échelle plus restreinte, dans un rapport plus intime.

F.A. : Par exemple, à l’échelle d’un écran plasma.

C.C. : Oui.

A.C. : Dans un espace privé ?
C.C. : Oui, bien sûr, pour moi, la destination privée est très importante.

F.A. : Comme un tableau à la maison. Ici, on est sur un écran qui doit faire deux mètres de base environ, on la voit donc plus grande.

C.C. : Oui, je ne la vois pas du tout à l’échelle monumentale comme La Vie en rose.

A.C. : Dès lors, dans un espace privé, ton jeu du coude à coude n’a pas de sens. Cela ne fonctionne que dans un endroit où il y a assez d’espace, comme un espace d’art contemporain ou la rue.

C.C. : On envisage toujours différents types de présentation…

A.C. : On peut jouer sur les comportements qu’on adopte dans la sphère privée.

C.C. : Oui, tout à fait.

F.A. : Ce coude à coude, cet accord était envisagé dans une logique de galerie d’art.

M.Ch. : As-tu envisagé d’autres rythmes ? Nous parlions de temporalité tout à l’heure. As-tu pensé que cela pourrait être intéressant de varier, par exemple, son comportement rythmique ?

C.C. : Oui, tout à fait, ce sont des éléments qui peuvent être intégrés. Cela reste théorique, en chantier.

Jean Isnard (J.I.) : Je pense que si tu changes le rythme, ce sera au détriment de la composition et de la couleur. Cela risque peut-être d’être surabondant.

C.C. : Ce n’est pas forcément dans la rapidité que le rythme serait changé. La question, c’est de bien ajuster les différences d’apparitions entre les différentes grilles, c’est surtout cela. Ce rythme-là, d’une grille à l’autre, peut varier.

F.A. : Oui, parce que cela peut être encore plus lent, par exemple.

M.Ch. : Personnellement, ce que je trouverais intéressant, dans l’interactivité, ce serait d’imaginer une œuvre qui aurait son comportement machine, avec un rythme que peut-être nous, nous ne pouvons pas appréhender, mais qui, dès qu’on entrerait en relation…

C.C. : J’avais pensé à cela dès le début, avec une captation des pas au sol. Dans ce cas-là, le rythme aurait pu varier en fonction des pas des gens.

I.D. : Moi, j’aimais bien cette idée de la sphère privée, qui amène à réfléchir à la vie qu’on a, pour peu que l’on calque cela sur la vie d’une famille, dans les moments où l’on dort, les moments où dans la cuisine on est très agité, où les enfants rentrent de l’école…

Cela décalerait un peu les questionnements qu’on se pose ici sur le comportement. Ceux-ci, en effet, portent malgré tout essentiellement sur l’espace urbain ou l’espace de l’art contemporain. On ne questionne pas tant que cela l’espace privé. Puisque tu parles d’un travail d’atelier, je trouve que ce serait très cohérent de penser cela.

C.C. : Très bonne idée ! C’est un peu ce qui s’est passé avec La Vie en rose, qui utilisait davantage l’aspect du monde naturel qui nous entoure. J’ai travaillé alors sur ce que l’œuvre apporte en rapport avec la météo, c’est-à-dire la température, la lumière et aussi l’heure du jour, matin ou soir, lever ou coucher du soleil. Oui, il y a déjà eu des éléments de ce type dans l’œuvre précédente.

Mais si l’on pense vraiment à une œuvre domestique, c’est une idée intéressante que de repartir sur cette idée de rythme tout au long de la journée. C’est ce qui était présent dans l’autre œuvre, mais de manière plus cosmologique, en fait.

F.A.: Ici encore se pose cette question qu’Érik Geslin avait notamment évoquée pour Florence (Colorama) : le fait de mettre en relation le discours de l’œuvre et l’endroit de sa diffusion parle de l’état de réception du spectateur. Ce qui est important, au final, c’est l’état dans lequel se trouve le spectateur qui est en situation de recevoir le discours.

Aussi est-ce un éclairage spécifique que de dire que c’est à la maison que cela se passe. Cela va parler de la question de l’accord et ouvrir un champ de discussion entre l’œuvre et la famille dans laquelle elle vit, ce qui peut résonner assez puissamment. On voit aussi comment cela peut s’installer dans les années qui passent.

Yasmina Lahjij (Y.L.) : La dimension que je trouve un peu angoissante, c’est le fait que cela tourne tout le temps et qu’on n’ait pas de trace. J’ai eu du mal, en effet, à me concentrer pendant les premières vingt minutes parce que j’étais un peu happée. En même temps, il y a ce côté « c’est fini, on ne le reverra jamais »…

C.C. : C’est pour cela qu’à un moment donné, j’avais pensé que des séquences pourraient être mémorisées et réintégrées en boucle ensuite.

F.A. : Si on fait un parallèle entre ce que tu viens de dire et la vie familiale, cela correspond aux photos qu’on prend lors des anniversaires ou en vacances et que l’on range dans un album parce qu’on se dit que c’était un moment particulier sur lequel on a plaisir à revenir.

P.M. : Cela fait penser à l’intégration de photos du temps qui aurait passé. Tel événement s’est produit, l’écroulement d’une tour, par exemple, et tu construis une espèce de quadrillage dans le temps. Toi, tu l’utilises dans ton langage, mais c’est presque une œuvre qui pourrait être réappropriée. Chacun se fait son rythme, c’est une piste.

M.Ch. : Même si je sors des règles qu’on s’est fixées, j’aimerais bien proposer justement de garder l’image et de la faire jouer quand elle devient complexe, un peu comme des grilles d’improvisation. Que les images soient simples ou complexes, en effet, on a quand même toujours comme la suggestion d’un morceau. Tu avais peut-être déjà pensé à cela…

C.C. : Oui, cela a un caractère musical.

M.Ch. : Je trouve que ce serait assez intéressant de confronter l’œuvre à un groupe de musiciens qui improviseraient, par exemple.

C.C. : J’ai déjà travaillé sur les rapports entre les œuvres numériques et la musique. Il m’est arrivé de participer à des spectacles avec La Vie en rose. Ce disque a été utilisé aussi pour des concerts. Cela m’est arrivé aussi avec la première œuvre que j’ai réalisée, Palettes 1-300, sur de la musique contemporaine.

D.B. : Par rapport à la musique, tu as l’idée d’un thème et de variations autour d’un thème d’improvisation, je trouve cela assez pertinent.

Florence Cosnefroy (F.C.) : Je pense que c’était volontaire que tu appelles ton œuvre Accords. On entend « accords chromatiques » et « accords musicaux », on le sent.

C.C. : C’est un terme musical…

F.A. : Je réfléchis toujours du point de vue de ma recherche sur la question du comportement. Il est vrai que quand on est dans un moteur d’expression très puissant par lui-même, comme celui-ci, ce que j’attends, c’est que le comportement soit non pas discret, mais dans le respect de la puissance de cette expression. Cela ne peut évidemment pas devenir, pour prendre une expression repoussoir dans ce contexte, comme un jeu avec, consistant à bousculer.

Mais je crois que même sur un dispositif contemplatif comme cela, l’œuvre nous conduit peut-être dans une sorte d’espace de spiritualité. Elle peut dire : « Et moi, quand même, je vous entends, vous,  avec qui je vis, et voici ce que cela me fait ».

Peut-être dira-t-on alors que cela ne va pas changer maintenant, mais peut-être dans la journée, la semaine, le mois. Il est possible d’imaginer que seul celui qui vit avec sait ce que cela lui fait, précisément parce qu’il vit avec. Longtemps.

Une pièce comme celle-là, installée dans plusieurs foyers différents, se retrouverait au bout de plusieurs années dans des états différents. Parce qu’elle aurait vécu avec des gens différents, elle témoignerait de ce processus.

Cela peut amener à réfléchir à d’autres temporalités, d’autres cycles comme ce dont on parlait tout à l’heure, par exemple, le temps humain. Ce temps humain qui est à trente images par seconde, mais qui comprend plusieurs profondeurs temporelles. Peut-être est-on à trente images par seconde quand il s’agit de percevoir une image, mais peut-être est-on à des jours, des semaines, des années sur d’autres processus, comme une relation qui s’établit, des enfants qui grandissent.

Peut-être est-ce là ce que peut percevoir l’œuvre. En tout cas, je trouve qu’une pièce comme celle-ci conduit à réfléchir à une temporalité différente de celle d’autres pièces qu’on peut être amené à discuter ici.

M.Ch. : Qu’est-ce qui a été pensé pour la montrer ? As-tu pensé à un dispositif particulier ?

C.C. : Non, pour l’instant, on n’a pas réfléchi à cela.

F.A. : Assez simplement, cela peut aller d’une vidéo-projection comme celle-ci, voire un peu plus grande, à un écran plasma, donc entre ces deux bornes, cela donne une image qui doit faire aux alentours de trois mètres ou bien cinquante centimètres, un mètre de base. Mais ce n’était peut-être pas ta question…

M.Ch. : Je pensais plus à l’espace, au lieu. C’est tellement contemplatif qu’on a vraiment envie de créer un endroit pour se poser.

F.A. : Le tableau en bonne position dans un salon ?
M.Ch. : Peut-être un espace clos pour être dans un rapport total avec l’œuvre.

F.A. : Dans la chambre, en face du lit… C’est cela, la question de la vie à la maison ! Il y a des œuvres qui sont faites pour être mises dans l’entrée, là où l’on entre et on sort, et qui savent fonctionner avec cela, qui ont besoin de cela.

C.C. : En même temps, une œuvre doit être capable d’attirer celui qui passe devant et de le mettre dans cet état-là sans qu’on fasse tout un dispositif scénographique autour. En plus, on ne contrôle pas du tout la façon dont les gens placent les œuvres chez eux, c’est pour cela que je ne réfléchis pas particulièrement à une scénographie. Cela ne fait pas partie des choses qui sont prioritaires dans mon travail.

Y.L. : Comme c’est contemplatif, on aurait peut-être envie d’y rester un certain temps, et dans le cadre d’une diffusion hors maison, peut-être dans un lieu plus public, ne faudrait-il pas alors aménager une pièce tranquille où l’on puisse s’asseoir ? Je me souviens de la vidéo d’un ciel où il fallait carrément s’allonger et cela fonctionnait très bien, ce n’était pas du tout artificiel, c’était en cohérence avec notre expérience de l’image.

F.A. : Merci beaucoup Caroline, merci à vous tous.

Caroline Coppey

Réflexions après le déballage

J’ai souhaité réagir à partir des trois interventions suivantes qui ont eu lieu dans le déballage :

  • « C’est angoissant de savoir que les compositions disparaissent et qu’on ne les reverra plus. »
  • « Je ne trouve pas ma place dans ces accords-là. »
  • « Quelle destination pour cette œuvre? Une destination domestique. »

Je m’oriente vers la solution d’une interactivité qui permette une pluri-lecture de l’œuvre, c’est-à-dire :

1 – La lecture de base – celle qu’on connaît, enrichie chaque année des nouvelles images à intégrer dans la base de données sous forme de mise à jour.

2 – Des lectures personnalisées, obtenues par une sélection des compositions aimées faite au cours de la lecture de base par la personne qui regarde l’œuvre. On pourrait ainsi imaginer que chaque habitant de la maison puisse avoir sa piste de lecture personnelle, avec les compositions qu’il a engrangées au fur et à mesure de sa fréquentation de l’œuvre.

La notion d’accord est alors bien plurielle: je propose des Accords de base, et chacun peut ensuite orienter le fonctionnement de l’œuvre pour lui-même à partir d’une nouvelle base de donnée d’images qui se constitue à partir de ses choix.

Accords prend alors différents visages selon qu’on le joue à partir de la base de données de chacun des habitants de la maison, ou de la base générale qui contient toutes les images.

Techniquement, on peut imaginer une touche qui actionne l’arrêt sur image et une touche personnalisée qui indique ensuite au programme de mémoriser la configuration correspondant à la personne qui l’a choisie.

A partir du nouveau fichier image créé, les images pourraient alors être utilisées aléatoirement et aussi être utilisées par moments pour recréer les compositions sélectionnées.

Ce qui se passe est donc une interaction visuelle, qui permette au regardeur de construire sa propre identité colorée et compositionnelle, individuelle et unique, à partir de la base fournie, mais aussi de laisser l’œuvre exprimer ses propres potentialités.

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