Conclusion

Ainsi donc est-il possible de réaliser une oeuvre d’art au comportement autonome. Une oeuvre qui s’énonce d’une manière adaptée à chaque instant, pour chacun de ses spectateurs, en conservant la cohérence du discours de son auteur. Cette expérience paraît en elle-même absolument nouvelle pour le public.

Pourtant, comme je l’ai évoqué plus haut, un autre champ de la création qu’est le jeu vidéo s’est depuis plusieurs décennies emparé de ce mode d’expression. L’immense succès qu’il rencontre fait rêver à une expression pouvant porter avec la même force les enjeux du discours artistique.

J’espère avoir contribué par ces lignes à montrer que l’artiste a sa place dans ce territoire. Ce qui suppose qu’il s’approprie le mode de conception absolument nouveau qu’est l’élaboration de systèmes de comportements autonomes. Certes, il lui faut pour cela dominer les techniques de l’intelligence artificielle, qui sont aujourd’hui bien étrangères à ses préoccupations. Il en fut pourtant ainsi de tout temps. À chaque étape du développement des sociétés, les artistes se sont emparés du résultat des recherches scientifiques et de leur chapelet de « nouvelles technologies ». Ils les ont dominées et les ont utilisées pour délivrer leur vision sur les enjeux existentiels de leur époque.

Mais si le medium numérique apporte un nouvel appareillage d’énonciation, il impose surtout à l’artiste une manière fondamentalement différente d’élaborer son discours. Jusqu’alors, son activité consistait à matérialiser sa perception singulière du monde à travers un objet fini. OEuvre plasticienne, texte, composition musicale, spectacle vivant, cinéma… Peu importe la discipline, dans tous les cas, il s’agit d’un objet unique, qui exprime une vision, un certain état d’une pensée, et mobilise un important travail formel. Le contrôle de l’objet et sa fixation dans une forme immuable sont donc consubstantiels au travail artistique, au point que cette dimension artisanale de l’activité a été souvent confondue avec la dimension de conception.

Quelques domaines de la création flirtent avec la frontière de la forme figée, comme dans certains champs de la performance expérimentale ou de l’art conceptuel, ou encore dans les musiques improvisées. Mais dans l’immense majorité des cas, il s’agit bien de constituer un objet fini. Et lorsqu’un seul objet ne suffit pas à tout exprimer, la vision peut se déployer à travers une série, chaque oeuvre se présentant comme l’une des multiples facettes d’un même objet conceptuel. Il s’agit alors de la mise en oeuvre d’un système, bien que celui-ci ne soit pas nécessairement énoncé, ou envisagé et travaillé en tant que tel.
Or, la réalisation d’une oeuvre de living art est précisément faite à partir d’un tel système. C’est lui que l’artiste doit mettre au jour, décrire et articuler dans son travail d’élaboration.

Cette rupture dans l’activité de conception constitue une évolution bien plus importante que la maîtrise des technologies de prise d’initiatives de l’intelligence artificielle. Il s’agit d’une révolution profonde du mode de pensée artistique, qui conduit à une mutation du mécanisme intellectuel et sensible permettant de rendre transmissible une vision existentielle. Une révolution qu’il faut traverser, pour que soit rendue possible la réalisation d’une oeuvre capable de s’énoncer d’une manière autonome en sachant s’adapter à sa situation de diffusion.

C’est ainsi que s’ouvre la perspective de pouvoir installer le discours artistique dans une relation intime avec son spectateur, accompagnant chaque instant de sa vie sur le plan sensible. En proposant une généralisation de la diffusion artistique dans les espaces de vie, ce n’est pas une « banalisation » qui est en jeu, mais bien plutôt une large diffusion des enjeux universels de la réflexion esthétique et existentielle dans le fonctionnement de nos cultures. Pour pleinement déployer son discours, cette forme d’art a besoin de s’installer dans le cours ordinaire de notre vie. Pour vivre avec nous et que nous vivions avec lui, pour qu’il puisse s’épanouir pleinement comme un « living art ».

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