Déballage Florence Cosnefroy

COLORAMA OU LA SOLITUDE DE LA FOULE 

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RÉSUMÉ DU DÉBALLAGE DE FLORENCE COSNEFROY DU 06/12/2011

Florence Cosnefroy

Florence Cosnefroy est plasticienne : du dessin à l’art numérique, ses recherches artistiques portent sur la couleur, dans l’art comme dans la société.
Elle collabore en 2011 avec le Cube sur l’oeuvre de living art Colorama ou la solitude dans la foule qui exprime par jeu sur la couleur la place que chacun se fait dans la société. Ce travail fait écho à Colorama, souvenirs colorés – élaborée depuis 2009 – une œuvre numérique sous la forme d’un nuancier de couleur où chaque nuance renvoie à un récit, à un souvenir de couleur qu’une personne a raconté à l’artiste.

Résumé des échanges

Florence Cosnefroy introduit son propos en diffusant une vidéo de son œuvre Colorama, réalisée lors d’un test en vraie grandeur dans la salle du Cube. Cette pièce se présente sous la forme d’un mur en damier de couleurs, référence aussi bien à un mur carrelé, qu’à un écran de iPhone. Lorsque le spectateur s’approche du mur, celui–ci le perçoit. Les carreaux de couleur entrent alors en « vibration » dans la zone située en face du spectateur, et un nouveau carreau apparaît. Celui-ci bouscule les autres carreaux, et s’insère dans le damier. Ce nouveau carreau modifie la palette du tableau à l’image des perturbations vécues à l’arrivée d’une nouvelle personne dans un groupe.

L’auteur est questionnée sur son choix du fond noir. Elle introduit par cette question, le fait que son travail s’appuie sur la loi du contraste simultané des couleurs de Michel-Eugène Chevreul qui explique que « l’œil à tendance à appeler la couleur manquante, la complémentaire pour former un équilibre neutre dans notre cerveau ». Le fond est choisi pour « n’endommager » aucune couleur et pour s’adapter le mieux possible au lieu de diffusion – ici dans une salle sombre. Florent Aziosmanoff en déduit que la couleur du fond pourrait évoluer selon la luminosité du lieu de diffusion et/ou le moment de la journée.

Catherine Langlade exprime que cette pièce lui semble être un travail sur l’espace plutôt que sur la couleur car la seule incidence qu’a un carré en apparaissant est qu’il déplace les autres.
Patrice Masson enchéri en précisant que l’influence qu’exercent les individus les uns sur les autres dans les groupes sociaux n’est pas visible dans la pièce, les carrés ne changent pas de couleurs en fonction de leurs voisins. En réponse à ceci, l’auteur évoque une autre partie de la théorie de Chevreul qui souligne qu’ « à partir de deux taches de couleurs différentes, l’œil opère ce que l’on appelle un mélange optique, c’est-à-dire que ces deux couleurs – ou plus – distinctes sont perçues simultanément comme une combinaison, une fusion en une nouvelle couleur ». Dès lors, la proximité avec un autre carré modifie la perception que le spectateur a de sa couleur.

Cette œuvre est ressentie par plusieurs membres de l’assistance comme brutale et violente. Florence Cosnefroy confirme qu’il y a dans Colorama la vision d’une société qui pousse vers le formatage, l’immatriculation des individus. « La couleur fait vendre » tout se décline en couleurs différentes et cette apparente originalité/spécificité masque le fait que si chacun existe dans son individualité, il est finalement traité, formaté pour « bouger » de la même façon. Aussi, lorsque l’on expérimente Colorama avec une vue d’ensemble, on ne distingue plus les carrés individuellement, mais c’est l’image entière qui fait sens, l’individualisme ne veut plus rien dire. Florent Aziosmanoff signale qu’un des aspects de la brutalité de l’oeuvre réside dans le fait que personne n’est capable de retracer l’histoire des « arrivées » dans la pièce et des individus qui la composent. Florence Cosnefroy exprime avec cette œuvre la violence du remplacement, mais c’est ce qui, pour elle, fait la vie.

Emmanuelle Berthon parle également de la construction de l’œuvre comme porteuse d’un message en rappelant les théories de framing/reframing issues du storytelling – méthode utilisée en communication basée sur une structure narrative du discours. Ces théories consistent à construire une idée dans l’esprit du spectateur basée sur des stéréotypes, anecdotes et expériences qui, lors du mécanisme d’interprétation, nous donnent à percevoir un message qui n’était pas visible en première lecture.

Transcription pdf à télécharger ici

TRANSCRIPTION DU DÉBALLAGE DE FLORENCE COSNEFROY DU 06/12/2011

Participants
Florent Aziosmanoff, directeur de la création – Le Cube
Emmanuelle Berthon
Didier Bouchon,
directeur technique – Le Cube
Agnès Caffier, plasticienne
Marie Chabanel
Caroline Coppey
, plasticienne
Maria Cosato, plasticienne
Florence Cosnefroy, plasticienne
Anabela Costa, plasticienne
Isabelle Delatouche, spécialiste en littérature contemporaine
Sabrina Deveaux, chargée de production – Le Cube
Érik Geslin, cadre enseignant directeur des études, ESCIN ISM UCO
Dominique Girard, développeur, artiste numérique
Jean Isnard, plasticien
Yasmina Lahjij, assistante de recherche pôle création – Le Cube, en charge de la transcription Catherine Langlade, chorégraphe
Tania Legoff
Patrice Masson
, plasticien
Marine Oury, diplomée en Etudes cinématographiques, artiste numérique
Conny Priou
Constance Tabary
, journaliste
Nathalie Tournesac, architecte d’intérieur
Joël Weidmann, plasticien

Échanges (les parenthèses sont les notes du transcripteur).

Florence Cosnefroy (F.C.) : Je vais vous montrer d’abord une petite vidéo pour vous donner une idée de ce dont il s’agit. C’est un petit film que nous avons réalisé pendant des essais, des expérimentations dans la salle là-haut.

(La vidéo montre l’installation Colorama diffusé sur l’écran de la salle du Cube, en 5 mètres de base)

Quand le spectateur s’approche du mur, je ne sais pas si vous l’avez perçu, mais les carrés tremblent et un nouveau carré rentre.

Dominique Girard (D.G.) : Et la musique, qu’est-ce que c’est ?

F.C. : Ravel. Mais il n’y a pas de musique à l’œuvre. Nous voyons à ce moment-là, par exemple, que Didier s’est approché de l’œuvre et que les carrés se sont mis à trembler.

Je vais d’abord vous faire passer la petite vidéo parce que c’est vrai que sur cet écran, le rendu n’est pas tout à fait le même que dans la grande salle, vous le verrez tout à l’heure.

Pour situer un peu ce travail, je suis plasticienne et travaille essentiellement sur la couleur dans mon travail plastique et aussi dans des recherches universitaires que j’ai menées en histoire de l’art sur la couleur.

L’idée de base, c’est qu’il existe une sorte de parallèle entre la façon dont on travaille la couleur, dont on la représente, dont on l’explique et la manière dont la société se perçoit.

Si je suis un peu plus concrète, par exemple, du temps de Newton, on représentait la couleur et on l’expliquait au moyen d’un cercle, ce qui correspondait à un champ des savoirs. Il y avait alors, en effet, un périmètre de savoir, des livres, une société de savants. C’était une société où chacun était à sa place, où les gens devaient tenir leur rang, mais ce rang de chacun était assez clair pour les uns et les autres.

Or à partir du XXe siècle, l’explication de la couleur et sa diffusion changent. Les nuanciers notamment, arrivent dans l’industrie, mais aussi dans tout le travail artistique.

Aujourd’hui, quand on est artiste peintre, on choisit aussi ses couleurs sur des nuanciers qui sont de petits carrés constituant des grilles. Ma perception, c’est que cela correspond aussi à une façon dont la société se vit.

Aujourd’hui, en effet, il n’y a plus de cercle où tout le monde aurait sa place, mais plutôt une foule avec une infinité d’individus où chacun, en principe, est égal à l’autre, a les mêmes droits, selon le fantasme démocratique. Dans cette société, tout le monde est un être différent de l’autre. Voilà sur quel champ théorique, sur quel discours, pour reprendre les termes de Florent, mon travail s’appuie.

Vient ensuite l’idée que nous vivons dans une société où c’est un peu le ‘United Colors’ du slogan : on a la présence de toutes les cultures et chaque individu va être connu comme une personne différente de son prochain. Une personne à la fois égale et différente, en fait.

Or, quand nous voyons cette mosaïque de différences, nous ne percevons pas vraiment en chacun l’individu. C’est pour cela que cela s’appelle Colorama ou La Solitude dans la foule. Chacun se veut différent, mais il est difficile de voir la différence de chacun. C’est l’ensemble qui fait l’image.

Cela renvoie aussi à l’idée du pixel, du petit carré, un peu comme si dans une image, le pixel était une entité presque négligeable et pourtant totalement essentielle car c’est l’ensemble des pixels qui font l’image, de même que c’est l’ensemble des individus qui font la société.

J’ai donc travaillé sur une autre approche où je demande aux personnes que je rencontre de me raconter un souvenir en lien avec une couleur, et l’expérience montre que chaque personne donne une couleur différente.

En fait, si l’on me donne un bleu, on va me parler du bleu des yeux de la cousine, du bleu de la mer, du bleu turquoise des flots à cet endroit ou du ciel ou d’un vêtement. Parfois même des gens me parlent du rouge en me disant qu’ils ont vu rouge. C’est une couleur mentale, et même une expression française.

Chaque personne me raconte donc une petite anecdote, je rentre la personne en tant que petit carré de couleur et quand on clique sur sa couleur, son histoire est racontée. C’est un autre travail, mais je l’ai appelé Colorama. C’est ainsi que j’ai constitué tout un ensemble de matières.

Une fois que j’ai obtenu à peu près deux cents petits carrés de couleur, organisés en une grille de couleurs comme un nuancier de peintures industrielles, parce que je les ai remis dans un ordre de nuancier, j’ai pris cette base de couleurs pour travailler avec le Cube.

Cette fois, ce n’est plus chaque personne qui vient avec son histoire et sa couleur, c’est un spectateur qui arrive dans un groupe, une foule d’individus, qui s’approche et rentre lui-même, comme s’il rentrait dans l’œuvre, dans une palette, dans une collectivité de couleurs, une sorte de communauté.

Le travail de la couleur qu’on a mené avec le Cube repose sur l’aléatoire. Quand je m’approche, les petits carrés tremblent et l’un d’entre eux rentre, comme vous l’avez vu tout à l’heure, mais c’est aléatoire. Le capteur me perçoit en tant que spectateur. Quand je m’approche, cela fait trembler les carrés, ce qui signifie que ma présence est perçue.

Il y avait là un petit clin d’œil aux iPhone : cela bouge comme les applications lorsqu’on veut réorganiser son écran. C’est pour nous mettre dans l’époque parce que c’est une perception que nous avons aujourd’hui. Ce petit carré aux bords arrondis nous semble très familier, en effet, parce qu’il fait partie de notre univers quotidien.

J’ai donc travaillé sur une autre approche où je demande aux personnes que je rencontre de me raconter un souvenir en lien avec une couleur, et l’expérience montre que chaque personne donne une couleur différente.

Les petits carrés bougent, puis l’un d’entre eux rentre et fait s’écarter les autres individus. Il rentre avec un format plus grand, puis revient à l’échelle des autres et tous les carrés se remettent alors en place.

Le discours sous-jacent parle aussi de la perturbation qui se produit quand je rentre dans un groupe : à la fois, je crée une couleur qui, comme quand une couleur sort du tube et rentre dans la palette, vient participer au tableau, mais aussi comme l’individu qui rentre dans un groupe de personnes et crée par là même un certain nombre de perturbations qui dans la vie peuvent être qualifiées de positives ou de négatives, mais qui sont ici complètement objectivées.

Ce sont juste des perturbations, puis il faut attendre un certain temps pour que les carrés reviennent à leur place jusqu’à ce qu’un autre spectateur s’approche et rentre de nouveau dans la palette de couleurs. Voilà globalement le principe et les bases artistiques et théoriques sur lesquelles ce travail se fonde.

Pour vous parler du travail qui a eu lieu ici, nous avons tout d’abord eu l’impression que cette grille de couleurs n’était pas un objet très facile. Son graphisme était assez simple et l’idée n’en paraissait pas très complexe, mais nous nous sommes aperçu en le réalisant que cela posait de multiples questions auxquelles nous n’avions pas du tout pensé : comment faire pour que ce soit intéressant visuellement, artistiquement, que l’on comprenne et que cela ait une valeur dans les mouvements.

Je me suis assez vite aperçu que si je n’expliquai pas tout pour préparer le développement, c’était ingérable, car cela partait dans tous les sens. Par exemple, l’idée première étant la grille, il fallait qu’il y ait une abscisse et une ordonnée, comme dans un nuancier de couleurs. Si les petits carrés partent comme un nuage de poussière, cela ne produit pas du tout le même effet graphique. Il fallait donc en quelque sorte rentrer cette donnée dans le programme au départ.

Or il a fallu répondre à de nombreux questionnements pour arriver à ce que physiquement, cela ait l’air de ce que j’avais imaginé et qui me semblait pourtant assez simpliste.

Florent Aziosmanoff (F.A.) : Peut-être puis-je ici apporter une précision. En ce qui concerne les œuvres développées à l’atelier, dans un certain nombre de cas, pour des raisons de planning, c’est Didier qui va y travailler directement.

Dans d’autres, ce sont de jeunes ingénieurs que nous accueillons en stage et qui s’attellent au travail de développement de l’œuvre, encadrés par Didier, mais forcément d’assez loin parce qu’il a son propre travail à réaliser.

C’est Hélène Feuillatre, une jeune ingénieure issue d’une école de Montbéliard qui a travaillé sur cette pièce. Or pour elle, cela a été un problème très compliqué. Ce que je veux dire, c’est que Colorama n’a pas été développée, mais seulement supervisée par Didier.

Didier Bouchon (D.B.) : Oui, je peux en parler un peu. Les problèmes surviennent quand on se fait une idée peut-être trop simple et immédiate de ce qui est demandé. Dès lors, quand le travail du jeune ingénieur n’est pas suivi, il part dans des directions qui ne vont pas donner de bons résultats et qui risquent en outre de donner lieu à des choses très compliquées à gérer. Ainsi les collisions sont un exemple de phénomène visuel qui paraît très simple, alors qu’en fait, c’est assez compliqué.

Je répondais parfois aux questions d’Hélène, mais sur des problèmes géométriques ou mathématiques. Or je me suis rendu compte un peu plus tard qu’elle était partie dans un système de collisions trop compliqué, c’est-à-dire qu’elle essayait de résoudre le problème en entier à chaque image (frame). Au bout d’un moment, en effet, elle m’a dit que cela ramait ; à quoi je lui ai répondu que cela ne devrait pas, car nous disposons normalement d’une puissance de calcul suffisante pour réaliser ce genre d’effets.

Ce dont on ne se rend pas compte quand on travaille à des collisions sur un ordinateur, c’est qu’on traite chaque élément l’un après l’autre. Je simplifie énormément, mais quand il y a plusieurs collisions, si l’on prend un élément, qu’on le déplace parce qu’il y a une collision qui l’a poussé d’un côté, il rentre en fait en collision avec un autre et cela peut boucler… il peut pas ne pas trouver la place exacte qui résoudrait le problème physique.

En outre, comme elle cherchait à produire des collisions carrées, le problème était encore plus compliqué. Je lui ai alors suggéré d’oublier les collisions carrées et de faire comme si chaque petit objet était entouré d’un cercle, ce qui simplifiait énormément les calculs.

Un deuxième problème consistait à séparer les phases. Hélène commençait, en effet, à traiter la première apparition, c’est-à-dire les collisions qui concernaient cette première apparition, puis elle attendait que tout se résolve, que chaque carré retrouve sa place.

Or cela pouvait prendre très longtemps et les problèmes, hormis ceux d’ordre physique, pouvaient parfois même rester sans solution. Demeurait donc la question d’un carré qui avait été déplacé, avec des trous à certains endroits dans la pièce. Il fallait que ce carré se donne une destination. Les collisions seules ne résolvaient pas le problème.

Catherine Langlade (C.L.) : Le mot « collision » était-il un choix ?

D.B. : Non. Justement, je voulais en parler parce que je trouve que c’est un mauvais terme.

C.L. : Oui, enfin cela ne fait pas sens en tout cas. Quand on voit un Virtools

D.B. : Le mot « collision » est une solution… Là, ce n’est pas Virtools, où il y a des collisions physiques.

C.L. : Cela correspond-il à une terminologie informatique bien précise ?

D.B. : Oui, mais il y a deux choses, la détection de la collision et la réaction à la collision. Justement, là, le problème qu’il fallait se poser, c’est que ce n’était pas des collisions.

F.C. : Ici, il s’agit de rencontres, parfois même de recouvrements. Au bout d’un moment, il faut que ce soit possible.

D.B. : Les recouvrements visaient à échapper à ce problème de collisions.

F.A. : Il faut que nous fassions attention. Ce plan-là de discussion est très intéressant, mais comme nous avons plusieurs séminaires, nous aurons l’occasion d’en discuter ailleurs.

Je pense qu’il est utile d’avoir des inserts pour faire savoir dans quel principe de réalité nous sommes, que nous ne sommes pas seulement in abstracto. Bien sûr qu’il faut savoir faire des inserts à cette fin, mais essayons déjà d’aller au bout de l’exposé de tes enjeux, du moins tels que toi tu les as compris et maîtrisés, y compris le problème qu’a évoqué Didier.

Ce que je voulais signifier, c’est que cette pièce est à peine aujourd’hui dans un état de maquette, compte tenu de son potentiel présumé. Or, puisque vous avez l’habitude de voir des œuvres développées par Didier, vous pouvez comprendre qu’elle n’a pas du tout dans son comportement le même niveau de formalisme que ce qu’aurait été capable d’apporter Didier si c’était lui qui l’avait développée.

C’est une dimension qu’il faut aussi garder présente à l’esprit et c’était déjà le sens premier de mon intervention tout à l’heure : même si Hélène a vraiment été très courageuse dans les problèmes qu’elle a affrontés, elle a été au bout de ce qu’elle était en mesure de faire à ce moment-là.

D.B. : Ce n’est pas nécessairement qu’une question de qualités, il s’agit aussi de voir les choses différemment.

F.A. : Oui, cela fait partie de l’expérience, de la compétence qu’apporte toute une vie passée à développer des objets de ce genre.

Pour revenir à ce terme de « collision », tu avais l’air de dire, Catherine, que tu ne voyais pas du tout cela comme une collision. Comment voyais-tu cela ?

C.L. : Le mot « collision » m’a interpellée parce que tout glisse magnifiquement. Il y a du rebond, de l’ouverture et donc cela m’a un peu choquée d’entendre ce mot « collision ». Je voulais savoir à quoi il correspondait parce que pour moi, il ne fait pas sens dans la sensation première.

Effectivement, la sensation porte plus au premier abord sur l’espace que sur la couleur. C’est vrai qu’ensuite les superpositions, les rencontres de ces petits carrés pourraient être nourries justement d’un croisement de couleurs.

F.A. : (Sur la vidéo, on voit Didier qui s’approche de l’écran, et les petits carrés devant lui se mettent à « trembler ») Vous voyez le mouvement des petits carrés…

C.L. : Précisément, il y a plus là pour moi un travail d’espace qu’un travail autour de la couleur parce qu’effectivement, quand on rentre en relation avec ces petits carrés, leur propre rencontre ne fait presque que s’effacer, s’annuler au lieu de se complémentariser autour d’un travail de la couleur.

F.C. : On peut effectivement voir cela aussi comme quelque chose dans l’espace parce que cela se passe, en effet, entre des gens. Il y a donc bien une notion d’espace, mais ni physique ni psychologique, bien plutôt en lien avec le fait que chacun s’approche des autres, les recouvre même parfois. Mais chacun reste un individu. On peut voir l’espace d’un côté, la proximité entre les gens ou pas, mais c’est vraiment bel et bien un travail sur la couleur pour de multiples raisons.

D’abord, cela s’est basé sur l’autre travail, qui était une grille de couleurs correspondant aux souvenirs d’une personne. Ensuite quand on a commencé avec toutes mes couleurs (il y en avait deux cents), ce n’était pas très agréable à l’œil et donc on est revenu, quand il y avait des nuances de vert, sur un vert, quand il y avait des nuances de bleu, sur deux bleus.

En fait, il y a onze couleurs, qui correspondent aux onze couleurs de base dans tous les vocabulaires de langue. Les langues anciennes proposaient beaucoup moins de couleurs. Il n’y en avait même que deux au départ dans certaines langues, le noir et le blanc. S’y sont ensuite rajoutés le rouge, puis d’autres couleurs. Par exemple, en grec ou en latin, il n’y a pas vraiment de mot pour dire « bleu ».

Plus tard, le « bleu » est venu de blue donc du germain blau, ou bien de l’arabe azul, mais son origine ne se trouve pas vraiment dans ces cultures-là qui elles, avaient un terme générique pour dire la couleur du temps, qui allait du gris au vert, au bleu de la mer ou du ciel. Des ethnologues et des linguistes ont travaillé spécifiquement sur l’ethnologie du langage et sont arrivés à la conclusion qu’il y a, dans les langages actuels, onze couleurs. Ensuite, ce sont des nuances.

Et puis, une couleur n’a pas du tout le même aspect selon la couleur voisine. Par exemple, si vous avez un jaune à côté d’un bleu, il ne produit pas du tout le même effet que le jaune à côté de l’orange ; de même, un rouge à côté d’un bleu ne produit pas du tout le même effet que quand on a de nombreux rouges à côté d’un orange. On dirait presque alors qu’il s’agit de couleurs différentes.

F.A. : Peux-tu nommer ces onze couleurs ?

F.C. : Le noir et le blanc, le rouge, le jaune, le vert, le bleu, l’orange, le rose, le violet et le marron.

F.A. : Il y a deux bleus différents ?

F.C. : Après, c’est des nuances.

F.A. : Dans les onze…
F.C. : Ah ! pardon, dans mes couleurs. Moi, je n’ai pas pris de marron, par exemple, mais du noir, dublanc, du rouge, du rose, du violet, du bleu, du bleu ciel, du vert, de l’orange et du jaune.

C.L : S’il y a deux bleus, il y en a douze.

F.C. : C’est possible.

Plusieurs personnes : Mais il n’y a pas de marron.

F.C. : Oui, cela remplace une couleur. Visuellement, cela ne donnait pas du tout la même luminosité. De cette façon, cela me paraissait équilibré et quand nous avons fait l’essai dans la grande salle du haut où les Déballages ont lieu d’habitude…

F.A. : … où la pièce était présentée à sa taille réelle, souhaitée, c’est-à-dire un mur entier, de trois mètres de haut et dont la longueur pourrait être indéfinie…

F.C. : … il y avait un côté très présent de la couleur.

D’abord, c’était totalement hypnotique. On le voit sur la vidéo. Je trouve déjà que c’est un peu hypnotique parce qu’on a tendance à regarder les petits carrés en essayant de voir s’ils vont trouver leur place, mais sur un format un peu plus grand (il faut que ce soit à peu près grand comme un carreau de carrelage), il faut que ce soit un peu plus présent.

Il y avait un côté tout à fait hypnotique. Et quelque chose qui n’était pas du tout anticipé, d’autant que l’idée lointaine, c’était de le faire avec des leds, un côté très émouvant qui était que les carreaux s’imprimaient aussi, pour ainsi dire, sur les gens qui passaient devant, comme si l’on était devant le vitrail d’une cathédrale. Je trouvais que l’expérience était riche aussi de cela. Or ce n’était pas du tout anticipé et pas véritablement volontaire, mais je trouve que cela rajoutait quelque chose, cela colorait la silhouette de…

F.A. : … l’image du vidéoprojecteur.

F.C. : Oui.

Une intervenante : Et pourquoi un fond noir ?

F.C. : C’est, d’une part, l’écran, le fond d’écran d’ordinateur, des jeux vidéos des débuts, comme Pac Man et, d’autre part, l’écran de l’iPhone, qui est en général sombre, sans être nécessairement noir, avec ses carreaux. C’est aussi parce que sur un fond de couleur, les couleurs ne ressortent pas de la même façon, tout au moins certaines de celles qui sont communes avec le fond.

La même intervenante : Et le noir par rapport au blanc ? Pourquoi pas un fond blanc ?

F.C. : Cela pourrait tout à fait être un fond blanc, mais le noir s’est imposé davantage, par rapprochement avec l’iPhone.

En effet, sur le travail Colorama que je fais par ailleurs avec les souvenirs, c’est un fond blanc où l’on va cliquer, comme sur un nuancier qu’on a sur un plastique ou comme le dépliant, généralement blanc, du nuancier chez un marchand.

Là, c’était davantage l’idée du jeu vidéo, de la sphère un peu affective du jeu. Voilà pourquoi l’écran  noir.

F.A. : Ce qui est intéressant dans cette question-là, c’est qu’on en parle ici in abstracto.
Mais si l’on considère cet écran installé sur un mur, donc dans une architecture, peut-être avec un sol en marbre blanc, par exemple, un plafond et des murs blancs, le noir dès lors ferait discours, signifierait : « Je choisis que c’est noir ». En revanche, quand on est en vidéoprojection dans une pièce sombre, le noir disparaît, seuls les carreaux existent.

Toute la question consiste à se demander quelle discussion tu comptes installer entre les carreaux de couleur qui sont l’objet de ton discours et le fond, et surtout entre le fond, ce dispositif et l’environnement dans lequel ils vont être.

Dit autrement, si cela avait été disposé dans une autre architecture avec sol, murs et plafond blancs, choisirais-tu un fond blanc pour que disparaisse la question du fond ou le fond fait-il partie de ton discours ?

F.C. : Cela a plutôt une vocation de neutralité et dans la mesure où c’est soit en vidéoprojection soit en leds, donc ce qui ressort dans la nuit, le noir a un côté fond, au sens fort du terme, c’est-à-dire qu’il s’efface. Mais quand c’est sur papier, c’est plutôt la feuille blanche qui vient à l’esprit. Le fond noir crée quelque chose de surajouté. Là, c’est plutôt comme s’il n’y avait rien, comme si cela sortait de la nuit.

F.A. : Donc, dans un environnement blanc, tu ferais un fond blanc ?

F.C. : Si ce n’est que cela dépend de si l’œuvre est destinée à être vue de nuit ou en plein jour. Dans ce dernier cas, on pourrait laisser le fond blanc, le noir rajouterait quelque chose. Mais si c’est en ville, pour que l’œuvre soit vue de nuit, le noir ne gêne pas.

F.A. : Cela voudrait presque vouloir dire que si c’était mis sur une façade, la couleur du fond pourrait changer tout au long de la journée pour essayer d’être le plus discrète possible.

F.C. : Oui, parce que le gris fait très bien ressortir les couleurs aussi et a un côté neutre par rapport au ciel parisien, par exemple.

Une intervenante : Il pourrait y avoir un fondu enchaîné entre le jour et la nuit.

F.A. : Au lieu que ce soit un fond blanc, le jour et un fond noir, la nuit ?

F.C. : Oui, l’idée, c’est…

La même intervenante : … que le fond soit le plus neutre possible.

F.C: Oui, et pour plusieurs raisons, notamment la théorie des couleurs. D’après celle-ci, en effet, chaque fois qu’on fait un fond de couleur, on va un peu faire mourir la couleur qui est proche.

Michel-Eugène Chevreul, l’auteur de La loi du contraste simultané des couleurs, montre sur des planches entières que c’est si l’on utilise du gris clair que les petites pastilles de couleur jaunes et rouges sortent de la manière la plus satisfaisante.

Il était directeur des Gobelins, l’usine de fil qui fabriquait les tapisseries, et ses ouvriers venaient le voir en lui disant que les fils noirs n’étaient pas assez noirs, pas assez bien teintés. Quand il regardait, cela avait en effet l’air très mal teinté, mais en fait, il s’est aperçu que c’est parce qu’on rapprochait du noir du bleu marine et des couleurs assez proches, et que si le noir était vu à côté d’un rouge, il

apparaissait comme du noir profond. C’était une question de proximité des couleurs.

Il a donc procédé à de nombreux tests en teintant des lots de laine et constaté que c’était simplement le voisinage d’un autre écheveau de couleur qui troublait la vue. Le cerveau perçoit toujours la différence maximale entre deux couleurs.

La même intervenante : Il fait une moyenne.

F.C. : Il accentue les contrastes, c’est pour cela que quand on voit un jaune à côté d’une couleur très contrastée, on le voit très brillant, tandis que dans un environnement très orange ou très blanc, il apparaît moins brillant. Cela se voit quand c’est plus grand. Il y a eu de nombreux essais avec des petits papiers de couleur.

Une intervenante : Les carrés noirs, d’ailleurs, sont très proches du brun.

F.C. : Oui, c’est un très bon exemple. Ici, on dirait qu’ils ne sont pas noirs parce que le fond est noir et qu’il doit être plus pixellisé, mais surtout parce que quand deux noirs sont proches, on le voit quand on s’habille avec un pull noir et un pantalon noir, parfois l’un n’a pas l’air noir du tout alors qu’en fait, il est bel bien noir.

Une intervenante : Est-ce notre perception qui fait cela ou est-ce réellement moins noir ?

F.C. : Les deux, en fait.

Plusieurs personnes : C’est bizarre parce qu’il est aussi entouré de blanc.

F.C. : Cela dépend aussi des matières. Parfois sur les tests, on peut le voir. Quand Chevreul procédait à ses tests, il obtenait exactement les mêmes noirs.

Une intervenante : On voit des traits de pixels, n’est-ce pas ?

Patrice Masson(P.M.) : C’est parce qu’une couleur colore son environnement de la couleur complémentaire. C’est un effet physiologique. (homme 40’23)

D.B. : Il y a des exemples amusants d’illusion d’optique.

F.C. : En tout cas, Chevreul l’explique, il a pris objectivement des morceaux de laine donc ce n’était pas du tout du fait de la coloration, ce n’était que le cerveau qui voyait cela. Autour de chaque couleur,  on a un petit halo très fin de la couleur complémentaire, de violet, par exemple, avec le jaune, et cet effet visuel est généré par notre cerveau.

Marie Chabanel (M.C.) : Vous êtes allée dans le même sens que le discours lié à la perception que chacun a de la foule, mais n’aurait-il pas été intéressant de mettre un fond aléatoire quand on s’approche, de façon à ce que certaines couleurs disparaissent et qu’ensuite ce fond disparaisse quand la personne s’éloigne ?

F.C. : Pourquoi pas, mais en l’occurrence, l’idée n’était pas du tout de travailler sur le fond, mais sur les individus. Le fond, c’est un milieu, un vide, un neutre. L’idée, c’était vraiment les couleurs entre elles, les individus entre eux, mais en effet, si l’on faisait l’expérience d’un fond coloré, il se passerait d’autres choses.

D.G. : Et vous n’avez pas envisagé de mélanger les couleurs quand elles se superposent ?

F.C. : J’avais tout imaginé! Qu’elles se rencontraient et que cela en donnait une troisième complémentaire. Mais c’était déjà satisfaisant comme cela de les voir simplement évoluer.

Au début, quand il n’y a personne à côté de la première grille, les couleurs sont dans un certain état et au bout d’un moment, des paquets de couleur apparaissent donc de toutes façons, il se crée en quelque sorte des motifs, mais c’est vrai qu’au tout début, j’avais imaginé ce genre de choses, ce n’était pas du tout exclu.

F.A. : Ce qu’on peut supposer, c’est que si toutes les couleurs peuvent se mélanger, à un moment donné, toutes les pastilles deviennent marron.

Plusieurs participants : Une espèce de gris, oui.

F.A. : Comme si l’on mélangeait tous les tubes de sa boîte de peinture.

Agnès Caffier (A.C.) : Ensuite, c’est un problème de mesure parce que là, concrètement, je trouve que chaque individu n’est pas perméable.

F.C. : C’était hypercomplexe, d’autres phénomènes se produisaient.

A.C. : C’est un problème d’imperméabilité.

Quand je suis à côté de quelqu’un ou si je suis en contact avec quelqu’un, celui-ci va mettre un petit peu de lui en moi. Je ne suis pas, personne n’est imperméable au point de n’être absolument pas modifié par la présence proche de quelqu’un d’autre. Ou alors nous aurions tous des armures.

Je trouve que chaque individu reste un peu sur son quant-à-soi de manière assez violente. Cela m’embarrasse de parler par la négative, mais le choix que tu as fait n’est pas celui d’un travail de colorimétrie, ce sont des couleurs un peu symboliques, en fait.

C’est effectivement un travail d’espace, le seul impact que les autres ont sur moi, c’est qu’ils me font me déplacer, mais ils ne me font pas changer de couleur.

F.C. : Il s’agit, en effet, de montrer que chacun a sa petite différence.

Cependant, quand on regarde assez fixement la grille, qu’on s’approche et qu’on voit le carré rentrer, que celui-ci reprend sa forme initiale, puis qu’on s’éloigne, qu’on regarde de plus loin, ce que je cherche à montrer, c’est qu’on ne retrouve plus qui l’on était, on ne sait plus où était le carré initial.

La couleur du carré est très importante parce que c’est sa différence, mais il apparaît que son individualisme ne veut plus rien dire, parce que c’est l’image qui fait sens. Je ne sais plus quel carré est rentré dernièrement, supposons que ce soit le gros carré rouge, mais ce peut être celui-ci, celui-là ou un autre. Des mouvements se font, je m’éloigne et ne sais plus qui j’étais, mais je sais que je fais partie de ce groupe.

C’est dans cette mesure qu’il y a une sorte de perméabilité, mais une perméabilité du groupe. Il s’agit de montrer que chacun est différent, mais que cela se passe tout de même dans la nuance.

A.C. : C’est drôle, parce que tu as une toute petite voix. Tu exprimes ton projet par petites touches et je trouve qu’en vérité, ce que tu racontes est très brutal.

Le fait que nous en restions là avec nos couleurs, que j’aie la même couleur que celui-ci, celui-là ou tel autre, cela ne me convient pas du tout ! Un monde comme cela me terrorise, je n’y trouve absolument pas ma place, je te le dis tout net.

F.A. : Ce que j’ai trouvé très intéressant dans cette pièce, c’est précisément la brutalité qu’elle décrit, y compris le recul dans lequel elle est supposée nous situer parce que c’est une fable.

Dans toute la description que tu viens de faire, il n’est pas question de la phase initiale, à savoir le fait qu’un milieu est constitué dans lequel à un moment donné arrive quelqu’un. Lorsque ce quelqu’un arrive, l’ensemble vibre d’abord un peu. Cette arrivée est un événement : Waouuu !

Or ce point d’exclamation, qui peut être vécu par celui qui arrive et se dit : «Waouuu ! je suis un événement… », a de fait chassé d’autres personnes ; ce vide qui s’est fait autour de moi a déplacé d’autres personnes. Et puis, cet événement finit par passer son temps.

A.C. : … par se banaliser.

F.A. : Oui. Quelqu’un est dans le groupe. On ne sait plus très bien qui est arrivé le dernier dans ce groupe, comme tu viens de le dire, mais le fait est qu’il va même être obligé lui-même de bouger parce que quelqu’un d’autre sera venu et l’aura lui-même encore bousculé.

À un moment donné, on ne peut quasiment plus retracer l’histoire. Peut-être le carré lui-même pourrait-il se souvenir de la trajectoire qu’il a suivie, mais globalement, le collectif ne peut pas s’en souvenir et l’observateur non plus. Voilà pourquoi pour moi, ce travail parle précisément de la brutalité…

A.C. : … de l’autre par rapport à moi.

F.A. : … du fonctionnement de notre société moderne. C’est pour cela que je pense qu’une pièce de ce genre trouverait une place très juste sur un quai de RER à la station La Défense.

F.C. : Oui, tout à fait..
A.C. : Il y a le côté unique et semblable…

F.A. : C’est cela, l’illusion de penser que moi, qui suis rouge, là, au milieu de tout le monde et qui me rends compte qu’il existe d’autres rouges…

F.C. : Je suis ravie que tu dises cela parce que c’est un peu ce que je voulais montrer. Autant il est vrai que parce que le cercle où chacun a sa place est totalement étouffant, il arrive un moment où cette société a voulu faire exploser tous les repères et redire que les gens sont égaux, autant il est vrai aussi que nous vivons aujourd’hui dans une société de consommation où la couleur fait vendre.

Tout est vendu en colorama, aussi bien les petits macarons, les iPhone, que les capsules de Nespresso de café ou les pulls en cachemire. Cela fait vendre, cela donne envie, cela paraît sympathique, mais en fait, cela ne l’est pas du tout !

Ce travail s’appelle Colorama ou La Solitude dans la foule. C’est assez violent, en effet, cette sorte de société où les uns remplacent les autres à toute allure. C’est beau, cependant, cela donne à voir quelque chose de vivant où il y a une forme de beauté, mais aussi de violence pour les individus.

Les deux côtés sont perceptibles, l’un positif et l’autre assez dur, un peu comme dans la vie où les générations se succèdent. Dans la vie aussi, il y a une forme de violence du remplacement, comme ici, mais en même temps, il y a de la vie.

Une intervenante : Je pense que ce qui est très brutal aussi, c’est le formatage de la couleur. C’est cela qui m’est apparu tout de suite. Florent parle de couleur, mais en vérité, est-ce vraiment un travail sur la couleur ou sur des couleurs symboliques, pré-écrites, qui ne bougeront pas et resteront bien formatées ? Ce formatage-là aussi est brutal.

F.C. : C’est l’idée que chacun a une immatriculation, comme dans les nuanciers de peinture où l’on a une référence. Aujourd’hui, chacun a son numéro de Sécurité sociale, son empreinte, son passeport biométrique. C’est une société très formatée où chacun a un repère, une latitude, une longitude. On sait où il est, ce qu’il fait.

M.C. : D’ailleurs, les couleurs que vous avez choisies ne sont-elles pas celles qu’on voyait dans les premiers jeux vidéo ?

F.C. : Ce sont en fait des couleurs qui passent bien à l’écran, parce qu’elles sont vives. C’est un problème qui se pose dès qu’on travaille sur des nuances. Par exemple, quand on a plusieurs verts, un vert pomme et un vert foncé, à côté d’autres couleurs, on ne va plus voir qu’un seul vert, le plus vif.

J’étais confrontée à cela parce qu’au départ, j’avais utilisé tout une belle variété de nuances. Mais en fait, si l’on n’emploie pas un peu des couleurs de même valeur, il y a des carrés qui ressortent, même si là, en se concentrant, on peut voir tous les oranges, etc. Cela ne fait pas un effet trop fort parce qu’ils ont à peu près la même hauteur de vivacité, pour ainsi dire. Sauf le noir.

A.C. : En valeur…

F.C. : Dans la couleur, il y a la nuance, claire ou obscure, mais aussi une question de saturation. Cela produit un effet à peu près homogène. Mais de ce fait, cela suscite le rapprochement avec les premiers jeux parce qu’il doit y avoir la même problématique à l’écran.

Constance Tabary (C.T.) : Il y a un petit truc qui me dérange là dedans et cela prend de grosses proportions. Je rejoins Catherine sur ce point, j’ai l’impression que cela parle davantage d’espace.

Le problème technique que vous avez énoncé au début m’a fait réfléchir parce que pour moi, c’est une analogie avec le capitalisme pluraliste qui énonce que tout le monde a le droit d’exister dans son individualité, mais que tout le monde est traité de la même façon et doit bouger de la même façon, précisément pour aboutir à cette neutralité.

Or ce système n’est pas possible en réalité et ne l’est pas non plus dans la résolution de l’ingénierie.

F.A. : Qu’est-ce qui est impossible ?

C.T. : De bouger seulement selon la grille. Cela réintroduit le système du cercle, donc un système plus traditionnel, mais ton travail ne met pas en évidence l’échec de la grille.

On a plutôt l’impression d’un renforcement : « Voilà ce qu’est le système aujourd’hui… » Ce qui n’est pas montré dans la société, tu le caches aussi dans ton oeuvre.

F.A. : Je suis tout à fait de ton avis et j’ajouterai même une chose qu’on ne peut pas facilement identifier si l’on n’y prête pas attention, c’est que dès lors qu’il se rajoute un carré à chaque fois dans la grille, pour que celle-ci revienne à l’équilibre, il faut qu’un autre carré, à un moment, sorte de la grille.

Une intervenante : C’est affreux, cette pièce !

F.C. : (au carré qui sort) Dégage !

La même intervenante : Un carré qui rentre, un carré qui sort…

Une intervenante : Il sort discrètement, d’ailleurs, on ne le voit pas très bien.

Patrice Masson (P.M.) : Ce qui me choque beaucoup : on n’a pas le droit de changer. Peut-être que cela pourrait entièrement se teinter en rouge, parce qu’on subit l’influence des autres, mais ensuite, on redevient soi-même. Or tout cela n’existe même pas.

Ce qui me choque un peu, c’est qu’on n’ait même pas cette possibilité de se dire qu’on pourrait transformer tout le monde en rouge et reprendre conscience ensuite.

F.A. : C’est un exemple.

F.C. : Chaque carré voterait… !

P.M. : Moi, je vois toujours la même coloration. Il n’y a pas d’enrichissement coloristique.

F.A. : C’est la vision qu’on peut trouver effectivement désespérée de la pièce et que personnellement, je trouve très intéressante. Elle consiste à dire que nous avançons avec ce que nous pensons être nos originalités, nos spécificités et qui peut-être existent effectivement, mais finalement, cela ne fait pas la différence.

A.C. : Au secours !

F.C. : Cela dit, cela dépend un peu des carrés qu’on fait rentrer. On peut programmer que ce soit complètement aléatoire, ou faire en sorte que pendant un moment ce soit davantage telle ou telle couleur qui rentre et au bout d’un moment, cela va tout de même modifier la grille globale. Il y a donc moyen de faire évoluer cela.

Mais l’idée n’est pas que cela change. Si cela change, cela va se faire tout doucement et parce qu’un certain nombre d’individus dans une certaine coloration vont tout doucement faire changer l’ensemble. Il n’est donc pas exclu que cela bouge.

F.A. : Peut-être faut-il, Florence, que tu restitues ce qui s’est historiquement passé dans la phase d’élaboration.

Florence est arrivée avec le système formel que vous voyez ici, mais qui était fait à la main et où chaque carré était une couleur très précisément définie par le récit de quelqu’un. La personne qui arrivait alors et qui allait prendre place dans la grille de couleurs allait au contraire pouvoir se distinguer par la très fine nuance, entre seize millions de couleurs, du vert émeraude qui était le sien propre.

Donc une première question qui se posait dans les discussions consistait à se demander pourquoi, puisque la détection fonctionnait avec une caméra, l’on ne prendrait pas une image de la couleur dominante de la personne, le rose si l’on est habillé en rose, ou le gris, ou le beige. Le carré aurait pu avoir cette couleur-là.

Bien sûr, si l’on avait installé cela à Paris, le problème aurait été que finalement tous les carrés auraient été noirs…

A.C. : Noir sur fond noir, c’était très clair !

F.A. : En tout cas, toute plaisanterie mise à part, une fois que cette question a été posée, il y a été répondu… Florence, je te laisse répondre.

F.C. : … que l’idée n’était pas de percevoir la réalité du vêtement, mais davantage de rechercher un effet allégorique.

Il y a des couleurs différentes. Est-ce que tout cela fait une mosaïque joyeuse, pleine de vie, prometteuse ou bien est-ce que je ne pourrais pas, au fond, être indifféremment l’une ou l’autre de toutes ces couleurs ?

La foule me renvoie à ma solitude. Ce discours-là importe plus que de dire que si l’on propose ce travail dans une tour de la Défense, tout le monde va être noir.

F.A. : Ou à Tahiti…

F.C. : Oui, ou dans un club de vacances. Cela avait moins de fond.

Emmanuelle Berthon (E.B.) : Je voulais demander une petite précision par rapport à ce que vous avez dit au départ. Est-ce que finalement vous avez décidé si la grille de départ doit se retrouver à l’arrivée ou si elle sera définitivement changée ou si l’œuvre sera toujours en mouvement ?

F.C. : Elle est nécessairement changée, de fait. Quand on remet le dispositif en route, on peut toujours partir d’une grille de départ, mais ce sont les mouvements et les entrées relativement aléatoires des carrés qui vont faire la coloration. Ce n’est donc pas du tout maîtrisable.

E.B. : Et peut-on aussi parler dans le cas de votre œuvre d’effet papillon ?

F.C. : On peut tout à fait dire cela, oui, c’est intéressant. C’est un nuage de points donc on ne peut pas tout gérer. Peut-être va-t-il y avoir quelque chose qui produira des effets qui ne sont pas forcément faciles à entrevoir au départ, comme tous les mouvements de foule.

E.B. : Je voudrais revenir sur la réflexion de tout à l’heure concernant le mot de « collision ». Personnellement, je préfère peut-être celui d’« interaction » qui, en linguistique et en communication, est un mot couramment utilisé pour désigner le fait que j’interagisse dans ou sur quelqu’un.

On reprochait à votre œuvre que cela ne la fasse pas changer, mais la théorie de Chevreul montre que si, au contraire.

F.C. : Oui, tout à fait. On change de couleur, ne serait-ce que par son voisin. En tout cas, on change la perception que les autres ont de cette couleur.

E.B. : Au départ, j’étais un rouge à côté d’un bleu ; je me retrouve donc maintenant d’une certaine couleur. Mais tout à l’heure, je vais me retrouver à côté d’un vert qui va renforcer ma couleur rouge, donc je vais être encore plus rouge qu’avant.

Conny Priou (C.P.) : C’est très humain, cela m’évoque vraiment l’animalité, le fait qu’on a besoin des autres.

F.C. : Oui, il y a quand même cela, ce n’est pas uniquement violent.

C.P. : Nous existons par rapport aux autres, nous n’existons pas tout seuls. Chacun renvoie de soi et nous donne des choses différentes.

F.C. : Je pense qu’on peut voir la violence, mais aussi cela, à savoir que c’est quand même une communauté de couleurs qui a une certaine beauté, qui forme une certaine image dont chaque pixel est quand même responsable. J’aime bien qu’on dise que c’est violent et pas joli, mais je trouve que c’est les deux à la fois, ni tout à fait gentil ni tout à fait méchant.

A.C. : Je crois qu’il faut nous laisser libres. Cela me fait très peur, mais ce n’est pas la seule chose qui me fait peur. Nous pouvons aussi nous dire que nous ne sommes pas obligés de subir cette pièce, qu’en tant que spectateurs, nous avons peut-être notre mot à dire et que pour la contourner – parce que depuis tout à l’heure, je cherche le moyen de la contourner – ce n’est pas la globalité qu’il faut regarder.

Il faut au contraire fixer un point et ne pas le lâcher. Là, je m’en sors.

C.T. : Il y a aussi le framing, reframing. Peut-être connaissez-vous la théorie du storytelling et du renforcement par un type de narration. C’est précisément par la narration que la société et les systèmes de société se reproduisent. Soit des usagers du métro qui voient leur histoire reflétée dans ton œuvre. D’après toi, de quoi participe ton œuvre ? D’un renforcement par le cadrage ou sinon de quoi ?

F.C. : Des deux, parce que je pense que quand tu attends longtemps et que tu regardes cette œuvre, tu peux d’abord simplement aimer le mouvement du dispositif, le regarder comme quelque chose de décoratif, puis t’identifier et ensuite prendre du recul en te disant que c’est très violent, que finalement cela ne te plaît pas.

C’est ce qui serait le plus intéressant, que des gens rejettent complètement ce dispositif en se disant qu’on est en train de les mimer, que c’est affreux, qu’ils n’aiment pas du tout cette société dans laquelle ils sont.

C.T. : En fait, l’opposition et la violence replacent encore plus dans le cadre, selon la théorie du storytelling et du framing/reframing. Seule une vision en biais peut te permettre non pas d’accepter ou de refuser, mais de sortir du cadre, précisément.

F.C. : Oui, si c’est fait par d’autres moyens, par quelque chose qui, au départ, peut te plaire, te distraire, t’hypnotiser, mais qui rendent possible ensuite, le surgissement d’autres pensées comme le refus, etc.

Grâce à ce va-et-vient entre l’aspect divertissant d’une œuvre qui me fait passer mon temps, me permet de me plonger dedans et en même temps me donne à voir une image de la société, il s’immisce en quelque sorte dans le cerveau du spectateur l’idée que cela le représente.

Je pense que ce va-et-vient peut faire émerger des choses à la conscience du spectateur, je ne crois pas que cela renforce son emprisonnement dans le cadre. Pas nécessairement.

Nathalie Tournesac (N.T.) : Dans l’œuvre finie, y aurait-il un cadre ? Pour l’heure, ici, il y a un gros  bord noir. Les couleurs pourraient-elles complètement sortir, être même coupées au bord ?

F.C. : Coupées, non, ce n’était pas l’idée, mais par contre, ce n’était pas volontaire qu’il y ait une marge importante en haut.

D.B. : Cela vient de la projection.

F.C. : D’ailleurs, ce que tu vois ici, ce n’est pas carré, c’est rectangulaire.

F.A. : Ce que tu vois comme fenêtre, c’est la fenêtre de projection du projecteur.

F.C. : Il y a une déformation, tout est déformé.

Une intervenante : À cause de cette impression que certains arrivent dans le cadre et que d’autres en ressortent, on peut se dire que l’espace est plus grand que cela.

F.C. : Ce qui est amusant, c’est que quand Hélène a fait le travail informatique, elle a été obligée de faire plus grand. Enfin… Explique, Didier.

D.B. : Mais ce n’est pas ce que je voulais dire ! L’espace autour existe en tant que tel et voilà tout, on  en voit un qui s’échappe…

A.C. : C’est bien comme cela, c’est mieux comme cela, cela change tout.

C.L. : Il y a un espoir, en fait !

A.C. : On peut s’échapper.

D.B. : Ce qui est amusant, c’est les choix de traitement, ce que choisissent de faire ceux qui sont à l’extérieur. Par exemple, ils vont tricher, parce que c’est plus court d’un bord à l’autre, quand ils veulent revenir dans le cadre. Cet aspect soulevait beaucoup de questions.

C.L : On peut rentrer à plusieurs dans le dispositif ?

F.C. : Pour l’instant, il est vraiment à l’état de maquette. Dans le principe, oui, il s’agirait même de faire  un long mur de leds où les petits carrés bougeraient presque dans le volume du spectateur, et il pourrait y en avoir plusieurs simultanément le long du mur. On pensait à un endroit à l’extérieur, par exemple, avec un grand mur de leds, les spectateurs s’approcheraient…

F.A. : Un mur, c’est-à-dire un écran à leds.

F.C. : Oui, un écran à leds qui serait disposé sur un mur en longueur et, en fonction des gens qui s’approcheraient, il se passerait quelque chose, mais ce serait presque leur silhouette qui se mettrait à bouger dans l’absolu. Les carrés bougeraient là où il sont et pas ailleurs. C’est l’idée. Travailler une sorte de chorégraphie, Catherine, sur un grand mur.

C.L. : Cela se fait très bien, là.

F.A. : Ce que je trouvais intéressant dans ce que disait Florence, c’était, d’une part, la référence esthétique à l’écran d’iPhone que tu as très bien expliquée et, d’autre part, à cause de la présence de ce mur de carrelage ou de céramique, ce sentiment qu’on est en face d’un mur et que s’il n’y a personne, cela ne va pas bouger, cela va rester tel quel, ce sentiment donc que l’on peut très bien…

F.C. : … passer devant sans s’apercevoir de quoi que ce soit.

C.T. : Comme devant un élément de décoration, en somme.

F.A. : Quasiment, parce que si nous ne regardons pas le mur, celui-ci ne réagit pas à notre présence. Ce n’est pas comme dans Viens danser ou Sur-Nature de Miguel Chevalier où, quand je passe, l’œuvre me suit. Là, si je passe et que je ne regarde pas l’œuvre, rien ne se produit, le mur de carrelage reste un mur de carrelage.

C’est simplement le hasard qui fait que je vais le regarder et d’un seul coup, crac ! je me trouve happé dans cette société, j’y trouve la place que j’y trouve, etc. Je crois que le jeu, y compris dans la taille du carreau de céramique…

F.C. : L’idée, ce serait que ce soit vraiment des carreaux de dix centimètres sur dix ou de quinze sur quinze qui soient présents, comme un carrelage.

Tania Legoff (T.L.) : La détection se produit-elle sur le regard de quelqu’un qui rentre ou sur sa présence ?

F.C. : Là, cela se faisait sur le mouvement du spectateur qui se rapproche.

T.L. : Qui bouge ou qui se rapproche ?

F.C. : Qui se rapproche et qui s’arrête.

F.A. : Qui regarde, qui vient regarder.

F.C. : Qui s’intéresse.

F.A. : Qui « entre en relation ».
T.L. : Comment l’œil fait-il la différence entre quelqu’un qui ne fait que passer et quelqu’un qui accorde  un peu de son attention à l’œuvre ?

F.A. : Quel œil ?

T.L. : L’œil de la caméra.

F.A. : C’est de la technique !

A.C. : C’est top secret !

F.A. : Non, ce sont des algorithmes qui permettent de discerner le fait qu’un visage regarde de face et que ce visage s’est approché suffisamment près pour qu’on puisse dire qu’il est venu regarder. Techniquement, on est capable d’identifier ce mouvement.

F.C. : Dans un premier temps, c’était sur la proximité, mais c’est vrai qu’on peut aussi le faire par reconnaissance. Si je passe simplement devant, il ne se passe rien ; si je m’arrête et que je me rapproche, les carrés se mettent à trembler. Là, je vois qu’il se passe quelque chose, je regarde.

T.L. : Tu vas attendre.
F.C. : En tout cas, c’est techniquement faisable, on peut réaliser une détection de cela.

P.M. : N’est-il pas possible d’imaginer une population de carrelage qui se modifie ? Est-il possible d’avoir plus ou moins de carrelage en fonction de la densité de population qui passe ou bien le dispositif est-il figé ?

F.C. : Non, parce qu’il est pensé in situ. Par rapport au lieu sur lequel il est posé. Au repos, cela donne une sorte de carrelage décoratif, plat et très coloré. Telle est l’idée, ce n’est pas un nuage de points plus ou moins gros.

F.A. : Ce qui est intéressant, c’est de dire que c’est un carrelage qui a sa taille, sa grille.

F.C. : Plutôt in situ, en fonction d’un certain lieu rempli.

F.A. : C’est d’ailleurs ce qui a été significatif et amusant. Hélène, qui travaillait sur un écran d’ordinateur en bas, à l’atelier, travaillait avec des carreaux d’une certaine taille, ce qui a donné lieu mécaniquement à l’effet d’une grille d’un certain nombre de carreaux, qui devaient peut-être faire à l’œil trois centimètres de côté sur son petit écran d’ordinateur.

Or quand on a préparé la représentation, la diffusion, bref, le test « en vraie grandeur » pour la salle en haut, Florence a dû effectuer un calcul pour savoir quelle taille allaient devoir avoir les carreaux quand on allait projeter cette même image source, qui était en 1024 pixels de base, sur un écran de sept mètres par trois dans la salle en haut.

F.C. : On le voit sur la petite vidéo, cela fait des plaques, pas vraiment des carrés, comme des plaques de carrelage.

P.M. : Ce que je veux dire, c’est que je ne sais pas si dans un immense espace, cela pourrait donner des milliers de carreaux et seulement quatre carreaux dans un tout petit espace. Ce serait passionnant…

F.C. : Oui, mais c’est un peu le même principe. Si c’était un petit espace, il y en aurait quand même peut-être au minimum neuf sur neuf, ce qui ferait quand même une mosaïque. Mais sur un très grand espace, l’idée serait qu’il y en ait des milliers. Sur une place où il y a une foule, cela montre le volume de l’espace.

F.A. : On se donne encore cinq minutes pour quelques dernières questions avant de conclure.

Éric Geslin (E.G.) : Je comprends bien qu’il n’y ait pas de place pour un anticonformisme. On a tous a même couleur et c’est vrai que l’image de notre société est, je trouve, assez négative même si cela  présente sans doute des aspects positifs.

Mais as-tu questionné le fait qu’on ne pouvait pas vivre indépendamment les uns des autres, tout seuls ? J’ai l’impression, dans ton travail, que chaque identité est isolée et que ce n’est pas là la façon dont on vit en société. Même s’il y a de nombreux aspects négatifs, on vit de fait deux par deux, ou trois par trois, ou cinq par cinq, ou dix par dix. Cet aspect-là ne pourrait-il pas être questionné ?

Mon autre question porte sur la chronologie : as-tu pensé que certains pixels pouvaient disparaître ou mourir et d’autres naître ? Cela pourrait produire une certaine émotion, une certaine empathie avec ces pixels qui nous semblent finalement assez froids et qui, moi, ne me correspondent pas, parce que je n’y retrouve pas mon anticonformisme, ma personnalité. Je n’aime pas l’idée qu’il y ait dix mille jaunes, dix mille rouges.

Telles sont mes deux questions. D’une part, ne pourraient-ils à un moment se retrouver deux par deux ou groupés trois par trois, bref, rester ensemble un moment, puis se séparer et changer ? Et d’autre part, certains ne devraient-ils pas mourir à un moment, dans une sorte de chronologie, ce qui permettrait une certaine empathie ?

F.C. : Tout d’abord, il n’y a pas du tout de jugement de valeur. Je ne dis pas du tout que c’est la société telle que je la souhaite ou telle que je la vis.

Je sens simplement un parallèle entre les schémas qui représentent la couleur dans notre société, c’est-à-dire les nuanciers de couleurs, la façon dont sont organisés les magasins, dont on travaille et dont on voit la couleur, la façon dont celle-ci nous attire.

C’est là la façon de représenter la couleur, de la comprendre aujourd’hui en travaillant sur des gammes. Dès qu’on essaie d’expliquer ou de représenter la couleur, certains schémas interviennent.

Or ce schéma de grille me semble aujourd’hui prépondérant par rapport à d’autres qui existaient autrefois et cela me paraît symptomatique de la façon dont la société se voit, se comprend et globalement se vit.

Ce n’est pas ma façon de voir, je ne suis absolument pas satisfaite de vivre dans une grille. Je pense qu’il y a une sorte de norme qui s’érige, d’obligation de rentrer dans des cadres, d’être résident d’un pays, d’avoir un numéro de Sécurité sociale, d’être immatriculé… Cela, c’est ce que j’observe. Je ne dis pas du tout que c’est bien et c’est pour cela que j’aime bien qu’on puisse dire que c’est violent.

Un intervenant : Dans ton discours, tu compares cela à avant, mais dans ton œuvre, on ne le voit pas et c’est cela le problème. Quand tu l’expliques, c’est un avant et un après.

F.A. : Pourquoi serait-ce un problème ?

Une intervenante : C’est simplement qu’il n’y a pas de perspective pour la personne qui voit cela. Il y a une rondeur cachée, sinon cela ne fonctionnerait pas, mais dans l’œuvre elle-même, ce n’est pas perceptible.

F.C. : Mais il n’y en a jamais eu ! Je ne suis pas du tout historienne de l’art quand je le fais.

La même intervenante : Tu nous a parlé des cercles qui s’étaient changés en grilles, donc c’est bien grâce à cette évolution que tu nous expliques ton propos et que nous, nous le comprenons. Mais est-ce perceptible sans cette explication ?

F.C. : Je n’ai pas besoin que quiconque comprenne que cela représente la société, je n’ai pas besoin d’expliquer qu’avant, les représentations étaient autres. Moi, je le représente comme cela parce que c’est comme cela que je vois aujourd’hui la société telle qu’elle est, dans sa consommation, sa façon de gérer les gens en les inscrivant dans des cases, en demandant un numéro à chacun. Sans numéro, tu es sans-papiers, tu n’existes pas.

La même intervenante : Et pourtant, tu existes…

F.C. : Oui, c’est cela que je veux montrer. Un regard, pas un jugement.

F.A. : Je vais compléter. La question que tu as posée, Éric, est intéressante en ce qu’elle met en discussion cet énoncé-là et le lieu où on l’énonce.

Dans la réflexion sur le Living Art, ces créations ne sont pas des œuvres qu’on va mettre dans un musée, un espace « neutre », mais des œuvres qui seront disposées dans un endroit particulier et qui vont entrer en discussion avec ce qui se passe là. Il s’agit par ces œuvres de rentrer, en effet, dans la situation existentielle et de lui donner un éclairage. Je ne dois pas nier la situation existentielle dans laquelle je m’installe.

Depuis le début, nous avons dit que nous étions sur un quai de transport en commun ou quelque chose comme cela. Quand tu dis que nous allons par deux, par quelques uns, par dix, dans un couple, une famille, au sein du cercle des amis, il s’agit de la sphère privée dans laquelle moi, l’anonyme, je peux me distinguer, où je ne suis plus anonyme.

Mais qu’est-ce que cela dit ? L’espace de la réalité dans lequel je passe beaucoup de temps, surtout quand je suis dans une ville, qui est l’espace des transports, des circulations et même des représentations dans l’entreprise, est un espace dans lequel je me comporte d’une façon particulière. Il faut penser effectivement aux résonances de l’espace. Il est certain que ce dispositif-là installé à la maison fonctionnerait extrêmement différemment.

Une intervenante : Cela peut représenter aussi les systèmes de réseaux dans lesquels nous nous inscrivons tous plus ou moins.

F.C. : Oui, tout à fait, cela peut aussi être un monde de réseaux. Tu peux aussi voir les choses pas nécessairement négativement et te dire que les oranges sont un réseau d’anciens de tel endroit. Je suis d’accord, cela ne renvoie pas une image très positive, cela évoque des fichiers, des bases de données où l’on est à chaque fois référencé.

E.G. : J’ai bien compris qu’il n’y avait pas de jugement de valeur précédemment. Je voulais simplement savoir si cela avait été questionné, mais il est indéniable que cette œuvre, où qu’elle soit et même si elle se trouve dans un espace urbain où il y a beaucoup de passage, provoque tout de suite une identification parce que c’est nous qui produisons le petit carré.

À l’intérieur, il y a du mouvement, on déplace le petit carré, on essaie de trouver sa place et pour ce faire, on bouscule les autres gens. On est donc inévitablement en identification. En ce sens, je demandais s’il ne pourrait pas y avoir une notion de positif dans le fait qu’on ait trouvé sa place.

Une intervenante : Non, parce qu’il y a de plus en plus de monde, en fait, c’est notre problème !

E.G. : Mais ce n’est pas tout négatif !

F.C. : On peut dire de ceux qui rentrent que ce sont des naissances et qu’il y a des carrés qui sortent, pour répondre à ta seconde question. Cela existe.

Isabelle Delatouche (I.D.) : Reste notre positionnement d’artiste. Pour moi, le travail d’un artiste consiste à proposer des issues. Je le dis autant pour toi que pour moi, cela n’a rien de personnel. Je pense vraiment que notre travail consiste aussi à savoir constater cela. Ce constat est clair, limpide, violent, brutal. Il est là, dans une grande lucidité. Mais maintenant que proposons-nous ? Telle est la question que pose cette pièce. Comme c’est une maquette, c’est le moment de le dire. Personnellement, je pense que les artistes doivent proposer des solutions, que c’est là notre fonctionnement, notre responsabilité.

F.C. : Je montre dans quel monde je suis tombée, voilà tout ! Avec ma façon, mes couleurs. Je dirais même que j’aime ce monde, qu’il m’hypnotise. Je le regarde et le trouve beau parfois, mais en même temps très violent, et c’est cela que je veux montrer, rien d’autre. Je n’apporte aucune solution.

D.B. : Quand un artiste montre un problème, cela peut susciter chez d’autres l’émergence des solutions.

I.D. : J’ai dit « solution », mais je pensais « issue ».

F.A. : Peut-être sortir, être celui qui sort, pas celui qui arrive…

F.C. : Oui. Dois-je rester dans cette grille ? Dois-je accepter cela ?

F.A. : Peut-être que quand on sort, c’est que l’on se fait chasser…

F.C. : Mais on peut s’interroger : suis-je d’accord avec cela ? C’est fait pour, justement. Mais je ne propose pas d’issue, non. Je propose davantage des questions.

Joël Weidmann (J.W.) : Ce qui me dérange, c’est que tu souhaiterais que ce dispositif soit en leds, si j’ai bien compris, ce qui veut dire qu’il n’y aurait pas d’ombres projetées dessus comme ici. Cette ombre me dérange car le fait d’être devant l’œuvre avec une ombre en enlève une partie, de sorte que l’on se projette dans l’œuvre sans vraiment voir tout ce que tu souhaites exprimer.

F.C. : Il est vrai qu’en rêve, ce travail avait été conçu pour être en leds et ce serait mieux ainsi. Mais il se trouve que quand on l’a projeté, je l’ai aimé tel que vous le voyez ici. J’ai aimé esthétiquement, émotionnellement me retrouver avec la couleur sur moi.

J.W. : Mais toi, tu ne l’as pas vu ?

F.A. : Elle l’a vu sur une vidéo, et sur les autres personnes.

F.C. : Je l’ai testé, j’ai aussi expérimenté. Oui, tu as raison, je ne l’ai pas vu sur mon dos, mais de me sentir dans la couleur, dans cette sorte de vitrail… C’était agréable, comme sensation, mais cela dit, je suis d’accord, cela ajoute et cela enlève…

J.W. : Dans le fait de voir son ombre, on est déjà dans une projection donc je pense qu’on nie un peu tout ce que tu mets derrière.

F.A. : Tu as d’autant plus raison que quand on fait de la vidéoprojection, comme aujourd’hui, l’effet diffère selon la configuration et le matériel utilisé. Soit le projecteur est vraiment dans notre dos donc nous pouvons avoir notre ombre en face de nous, soit c’est un projecteur placé très au-dessus de nous avec une grande focale, ce qui permet presque d’ignorer l’ombre parce qu’elle n’est que vers le bas.

J.W. : Ou encore projeté au dos, ce qui est une autre possibilité.

F.A. : Oui, ou encore en rétroprojection, auquel cas, il n’y a plus d’ombre. En outre, la vidéoprojection a ses limites. C’est une situation de diffusion que l’on contrôle mal en elle-même, dans le temps. Je ne veux bien sûr pas dire qu’on ne sait pas faire exactement ce qu’on veut à un moment donné, mais reproduira-t-on cette configuration à l’identique ? Ce n’est pas sûr.

Reste aussi l’idée que si l’on est dans un espace comme les transports en commun, on ne va pas pouvoir imposer que ce soit dans le noir. Ce sera en lumière d’ambiance, pour ne pas dire en plein jour. C’est pour cela que la technologie de l’écran à leds était attendue.

J.W. : Cela dit, à la station Saint-Germain, on a des projections sur le mur.

F.A. : Oui, mais l’on sent bien qu’il y a un côté quelque peu archaïque, un peu forain, ce n’est pas une situation idéale.

Et puis, je ne sais pas si l’on pourrait créer ces ambiances un peu de pénombre, comme à la station Louvre, au Châtelet ou à Maubert-Mutualité où il y a beaucoup de monde qui circule, où il faut voir ce que l’on fait, etc. On pourrait bien sûr décider de venir dans cet endroit-là, mais ce n’est pas non plus un vitrail dans le recueillement d’une église.

J.W : Parce que c’est noir, j’y vois, moi aussi, un vitrail.

F.C. : Mais tu as raison, au sens où selon ce que l’on utilise, leds ou projection, la nuance du discours n’est pas tout à fait la même.

F.A. : C’est ce que je voulais souligner.

P.M. : C’est une œuvre spirituelle qui trouverait très bien sa place dans une église.

F.C. : Même en vitrail qui bouge !

Une intervenante : Un vitrail a été commandé à Richter, ce peintre qui travaille beaucoup avec les damiers, pour la cathédrale de Cologne. Malgré l’idéologie qui traverse ce vitrail, puisque les couleurs sont choisies de manière aléatoire par ordinateur, cela n’a pas posé problème à l’Église de passer la commande.

F.A. : On faisait plutôt référence au discours de Florence qui, comme certains l’ont dit ici, peut être perçu comme un regard très dur sur la société dans laquelle nous sommes.

Caroline Coppey (C.C.) : C’est assez… agnostique. Je ne vois pas ce qu’il y a de spirituel dans sa tentative…

F.A. : Non, c’était une simple réaction, comme Patrice posait la question de le mettre dans une église.

F.C. : Merci, en tout cas, de toutes vos observations.

F.A. : Et merci à toi, Florence, pour cette très belle présentation.

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