Préface

Au fil des années, bien des pages ont été écrites sur l’art numérique, mais seule une poignée de livres et de catalogues donnent au lecteur le « sentiment d’en être », le sentiment de plonger dans la matière espace-temps d’une œuvre d’art réagissant, le sentiment d’expérimenter — bien qu’à distance — la bienheureuse originalité qui fait la cohérence de l’œuvre, le sentiment d’assister au jaillissement d’une nouvelle culture de l’art. L’ouvrage de Florent Aziosmanoff est de ceux-là.

Le pari de ce livre est que la convergence de l’intention artistique et des systèmes informatiques amorce une expérience artistique nouvelle, véritablement originale et moderne. Ce défi lancé, Florent Aziosmanoff retrace son aventure personnelle à travers trente années d’idées en progression, de technologies et de créations majeures par des artistes qui sont devenus des icônes de leur temps : Jean-Pierre Balpe, Peter Greenaway, le trio de Dixon, Morrow et Gasperini, Toshio Iwai, Luc Courchesnes, Jean-Louis Boissier, Michel Bret, Karl Sims, Char Davies, Agnes Hagedus et bien d’autres encore. Dans son parcours d’expert, Florent Aziosmanoff fait le choix avisé de ne pas prétendre à l’encyclopédisme, que ce soit dans la description des œuvres individuelles ou dans l’énumération des exemples. Il se borne à explorer un ensemble de projets qu’il admire à titre personnel pour montrer comment la pratique de l’art informatique a avancé, pas à pas, vers les algorithmes « comportementaux » qui permettent à des objets sensibles – qu’ils soient rendus sur écran ou présentés dans un espace physique – d’être « conscients » du monde dans lequel ils se trouvent et de se « comporter » de façon adéquate et cohérente dans ce monde.

Chacune de ces œuvres présente une expérience et, en ce sens, est unique. Mais la création de l’art n’émerge pas de rien. Tout comme l’artiste est le produit de tout ce qu’il a vu, entendu et vécu, une œuvre d’art se situe dans un contexte spécifique de création et d’usage, contribuant à un continuum de pensée et de pratique. Dans les temps modernes, il y a une symbiose complexe et souvent subtile entre l’artiste, le commissaire/collectionneur, le public, les œuvres passées, les technologies disponibles et plus largement, l’état contemporain d’une culture. Pour peu qu’on conçoive l’informatique et les technologies de l’information comme une situation culturelle, alors celui qui ouvre des chemins où les artistes peuvent se rencontrer et travailler ensemble, jouit d’une position unique pour observer le flux des idées au sein de cette culture et au fil du temps. De même, si cet individu prend le flambeau et tente de créer ses propres œuvres dans cet espace, alors il y gagnera une connaissance plus profonde des questions, des opportunités et des obstacles associés avec les actes de création. Florent Aziosmanoff dispose d’une qualification unique pour offrir un tel commentaire : il a été largement engagé comme acteur de l’histoire de l’art numérique, à la fois comme créateur de voies culturelles et comme créateur d’oeuvres numériques.

J’ai eu la chance de rencontrer Florent Aziosmanoff en 1994, il organisait alors une conférence exploratoire : Les Etats Généraux de l’Ecriture Multimedia. Cet événement de trois jours, développé sous les auspices d’ART3000 (une organisation cofondée avec son frère Nils) rassemblait un groupe international de praticiens et de théoriciens profondément attachés à l’avenir de l’art numérique. Contrastant avec bien des conférences de l’époque dans lesquelles les articles étaient lus mais aucunement suivis de débat, cette réunion sondait de manière proactive des questions clefs pour les auteurs numériques. Comment les moteurs numériques, le design d’interface et l’interaction avec le public peuvent-ils, une fois rassemblés, offrir une narration qui fasse sens pour le public ? Comment exactement la granularité du discours a-t-elle impacté l’expérience de lecture ? L’intelligence artificielle peut-elle rendre la sélection de contenu plus sensée ?

En tant que membre fondateur du Media Lab MIT et fondatrice/directrice du groupe de recherche sur le cinéma interactif, ces enjeux m’étaient très familiers. Dans mon labo, une équipe d’étudiants triés sur le volet travaillaient côte à côte avec moi à défier les normes du cinéma et des programmes de télévision, construisant des modèles programmables pour des histoires qui « me connaissent », moi le consommateur. Que nous construisions un hyper-journal ou une réalité virtuelle, deux problèmes se posaient de façon récurrente : comment proposer une narration douée de sens avec une expérience différente à chaque fois, et comment s’assurer que les actions réalisées par le public seraient comprises par le système et auraient des conséquences sur la structure de la narration. La grande aventure de ces années était d’être soi-même engagé dans la réalisation des œuvres.

En Florent, j’ai trouvé un interlocuteur aussi bien pour ces enjeux que pour les questions technologiques, mais plus fondamentalement, c’était quelqu’un qui avait des choses à m’apprendre. La curiosité de Florent à découvrir pourquoi certaines œuvres lui parlaient plus que d’autres l’avait ouvert aux questions de son époque. Qu’est-ce qui constitue une œuvre d’art interactive ? Comment une telle œuvre change-t-elle la nature d’une narration ? Comment un public fabrique-t-il un récit ‘cohérent’ à partir d’un large éventail de médias ? Où réside « le fait d’auteur » ? La conférence Des Etats Généraux de l’écriture Multimédia (devenus à partir de la deuxième édition Etats Généraux de l’écriture Interactive) regroupait un ensemble de praticiens et de théoriciens. Les praticiens travaillaient sur des médias différents et pourtant ils faisaient face aux mêmes défis. Trois étudiants du Media Lab m’accompagnaient à Paris et ils présentèrent leur travail sur les environnements narratifs et l’architecture d’information – Kevin Brooks, Gilberte Houbart et Earl Rennison. Le travail de chacun de ces étudiants mobilisait des techniques de l’intelligence artificielle et des systèmes graphiques.

Au fil de ces trois jours de conférence, il devint évident que la profondeur du dialogue s’expliquait par le travail de modération de Florent Aziosmanoff. Chaque présentation nous amenait à des discussions plus profondes et plus substantielles, souvent passionnées mais toujours respectueuses. Ces discussions étaient systématiquement orchestrées autour de ce défi : est-ce qu’un mécanisme numérique peut aboutir à une narration douée de sens ? Sur ce sujet, les théoriciens remirent ouvertement en question la croyance sous-jacente des artistes que les moteurs comportementaux apporteraient d’eux-mêmes une narration cohérente, esthétiquement riche et captivante.
Les discussions provoquaient la réflexion à la fois pour l’artiste et le programmateur culturel. Pour ma part, cela m’ouvrit les yeux sur le combat entre l’art et l’innovation technologique qui émergeait au Media Lab. Dans un laboratoire consacré à la recherche et à l’innovation, financé par des industriels, « les arts », tels que nous les entendons, jouent-ils un rôle significatif ? À ce jour, c’est une question qui reste ouverte.

Dans ce présent ouvrage, Florent Aziosmanoff va du problème de l’intégration des différents types de médias – un problème crucial à l’époque de la conférence en 1995 – à la recherche de l’élaboration d’œuvres d’art dont l’expression est réalisée en temps réel. Vers la fin des années 1990, alors que Florent Aziosmanoff poursuivait sa tâche de définition d’espaces culturels, il se mit aussi à développer ses propres travaux, presque comme un test de ses positions théoriques. Ces oeuvres complexes explorent de nouveaux paradigmes pour l’interaction et se suivent en une succession rapide. Dans Leopold Sedar Senghor, Florent Aziosmanoff structure une collection importante de documents originaux pour en réaliser un portrait hypermédia original, ce travail fut publié sous forme de CD-Rom en 1999. Dans La Route de la Soie, il explore l’utilisation d’un moteur de réalité virtuelle pour la création d’un voyage à travers un paysage imaginaire, la Route de la Soie des siècles passés, créé en 2001. Plus récemment, son Petit Chaperon Rouge incorpore une approche comportementale pour créer des personnages physiques, en l’occurrence « joués » par trois chiens robots AIBO.

En tant que l’un des commissaires les plus innovants du champ de l’art numérique aujourd’hui, Florent Aziosmanoff a une conscience aigue de l’influence que joue pour le spectateur le contexte d’accès à la perception d’une œuvre sensible. Un aspect important de la recherche de Florent est de sortir l’art interactif des galeries et de le placer dans des espaces urbains où les gens peuvent les rencontrer à l’improviste. Peut-être sa plus grande innovation est-elle le festival d’art Premier contact (intitulé « Cube Festival » à partir de l’édition 2008), biennale des arts numériques, une série de festivals en plein air qui a lieu à Issy-les-Moulineaux sous les auspices d’ART3000-Le Cube.
Lorsque vous observez les relations entre le public et les œuvres comportementales, vous comprenez que c’est cela qui les distingue des œuvres interactives qui avaient pu être exposées auparavant. Ainsi, dans le Chaperon Rouge de Florent Aziosmanoff, les trois robots AIBO sont distingués par le code de couleur de leur costume ainsi que par leur comportement. Le grand méchant loup (en jaune) se polarise sur le petit chaperon rouge (en rouge) jusqu’à ce qu’une personne habillée en rouge dans le public passe, et alors le loup se met à la poursuivre. L’ « acting out » proactif conduit le public à se demander pourquoi ces chiens se déplacent ainsi ? Qu’est-ce qui provoque leur changement de comportement ?

Cela nous amène au cœur de l’ouvrage de Florent Aziosmanoff, dans lequel il décrit une architecture conceptuelle pour l’élaboration d’œuvres numériques comportementales. Cette architecture a été testée sur une poignée d’œuvres décrites en détail. Le but de cette architecture est de s’assurer que les travaux sont autonomes et intrigants, qu’ils séduisent l’audience directement, sans l’accompagnement d’une explication ou d’un mode d’emploi. En bref, de pouvoir produire des oeuvres capables d’être exposées dans des espaces publics sans intervention ni maintenance de la part de l’artiste. La promesse d’un art comportemental est aussi vieille que l’informatique elle-même, l’ordinateur peut-il se montrer aussi intelligent, sensible, astucieux qu’un être vivant? Comment peut-on être sûr qu’il se passera bien quelque chose entre l’œuvre et son public sensible et pensant ?
L’art a toujours investi la question de l’illusion. Créer un monde qui se propose comme une forme artistique – demandant au public de s’engager dans une relation narrative – , cela suppose une rupture radicale de l’objet de l’art. L’artiste ne se satisfait plus de créer un travail qui sera vu ou non. Une œuvre comportementale développe son potentiel uniquement quand son comportement est expérimenté par le public.

Le défi consiste à créer une expérience semblable à la vie, qui place le public dans un monde réagissant. Comment l’informatique peut-elle aider l’artiste qui construit un tel monde ? Le problème nécessite une approche multi-facettes : l’artiste doit encore définir un monde digne de création, détailler les facettes du monde générées par l’ordinateur et les articuler entre elles pour qu’elles révèlent l’ensemble du monde au public. En réduisant cet enjeu global en éléments structurels, Florent Aziosmanoff offre des pierres de touche qui permettent à davantage d’artistes d’enrichir la réponse à ce problème par leur imagination.
En tant que commissaire et créateur d’espaces culturels, Florent Aziosmanoff comprend que tous les lieux ne sont pas créés égaux. La narration de l’oeuvre comportementale impose inévitablement des contraintes à l’espace d’exposition. Dans la troisième partie de son volume, il nous ramène dans le monde de l’œuvre d’art comportementale. Celle-ci incorpore l’approche structurelle qu’il détaille dans les sections précédentes.

De bien des manières, cet ouvrage s’ouvre sur des travaux futurs. Cependant, il pose aussi une conclusion à la recherche entamée lorsque les artistes se mirent à s’intéresser à l’informatique et les médias numériques. La promesse informatique était d’immerger le public dans un monde au-delà du crédible. Cela amenait une série d’approches incluant « le cinéma interactif », les environnements transformationnels », « l’art génératif ». Pour Florent Aziosmanoff, qui a mis sur le chemin du public certaines des œuvres les plus fortes et les plus poétiques des dernières décennies, le problème ne se résume pas à la création d’un monde génératif. Non, le problème est d’élaborer un monde un monde porteur de valeurs, un monde (narratif) qui engage le public dans des questions liées au comportement, à l’expérience et à la destinée. Un tel monde se caractérise par son potentiel et ses choix.

Par Glorianna Davenport
Cofondatrice du Media Laboratory, Massachusetts Institute of Technology (MIT Media Lab) à Boston en 1985 et du Medialab Europe à Dublin en 2000. Chercheur spécialiste des nouveaux médias, fondatrice du Interactive Cinema Group puis du Media Fabric Group au MIT Media Lab.
Aujourd’hui, Chercheur Invité (Visiting Scientist) au MIT Media Lab.

 

Traduction par Elen Riot

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